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Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/142

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En ce moment, il entendit un bruit de pas et se retourna vivement en saisissant son fusil.

C’était Philippe qui, fatigué de l’attendre, et inquiet de ne le pas voir revenir, avait pris la résolution de le rejoindre.

Pitrians le mit au courant en deux mots.

Philippe réfléchit un instant, puis il éclata de rire.

— Allons, dit-il gaiement, décidément Dieu est pour nous. Je comprends tout, maintenant.

— Que comprenez-vous ? demanda, curieusement Pitrians.

— Voici l’affaire : il y a quelque temps, nous avons été informés que la peste sévissait à la Tortue ; il est probable que les habitants de cette maison ont été atteints par le fléau et sont morts : nous trouverons, j’en suis sûr, leurs cadavres dans quelque coin. Alors, selon la coutume espagnole, la maison a été condamnée, une croix rouge tracée sur la porte, puis tout a été fermé. Ainsi nous sommes chez nous, et nous n’avons pas à craindre qu’on nous vienne déranger.

— Tout cela pourrait bien être vrai.

— Pardieu ! Visitons un peu partout, et tâchons de découvrir des vivres ; je tombe littéralement d’inanition.

Ils recommencèrent leurs recherches et fouillèrent les chambres, en haut, et en bas. Les prévisions de Philippe étaient justes, : sous un hangar, donnant sur un corral attenant au jardin, ils découvrirent deux cadavres dans un état de décomposition avancée. Malgré le dégoût bien naturel qu’ils éprouvèrent à cette vue, les aventuriers se hâtèrent de creuser une fosse, profonde et de les jeter dedans, tant à cause de l’odeur insupportable qu’ils répandaient qu’afin de s’en débarrasser.

Les aventuriers prirent des ignames, de la viande boucanée, des fruits, une nota d’aguardiente, et, chargés de ces provisions, ils regagnèrent la caverne, qu’ils traversèrent sans s’y arrêter, et reprirent leur poste sur le rivage.

— Ma foi, dit joyeusement Philippe, tout en mangeant de bon appétit les vivres que le hasard lui envoyait si à propos, il faut avouer que définitivement le Ciel est pour nous ; cette expédition si hasardeuse, qui offrait quatre-vingt-dix-neuf chances mauvaises contre à peine une bonne, a jusqu’à présent complètement réussi ; qu’en penses-tu, Pitrians ?

— Je pense, répondit l’aventurier la bouche pleine, que vous pourriez avoir raison, mais cependant je suis d’avis de ne pas trop nous hâter de nous féliciter ; vous connaissez le proverbe espagnol ?

— Lequel ? il y en a beaucoup.

— Celui-ci : Andar por lana y volver trasguilado.

— Ce qui veut dire ?

— Aller chercher de la laine et revenir tondu : donc ne nous pressons pas de chanter victoire ; notre succès dépend entièrement de Grammont.

— C’est juste, s’il s’est laissé prendre, ce que je n’admets pas, nous sommes perdus.

— Se laisser prendre, je ne le crois pas non plus, mais il peut avoir été tué, et alors cela reviendra au même pour nous ; nos compagnons ne nous