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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Pour me tuer ! Allons ! vous êtes fou. Croyez-vous que je vous laisserai échapper ?

— Je ne le suppose en aucune façon, d’autant plus que vous auriez le plus grand tort de le faire.

— Parce que vous me tueriez ?

— Ma foi ! oui, le plus tôt possible.

— Vous me haïssez donc bien ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Eh bien ! alors, dans quel but ?

— Dame ! un honnête homme n’a que sa parole.

Le cavalier lui lança un long regard, tout en secouant la tête d’un air pensif.

— Hum ! fit-il au bout d’un instant, me promettez-vous, si je vous laisse provisoirement libre, de ne pas chercher à vous échapper ?

— Je vous le promets avec d’autant plus de plaisir, que je vous avoue que je me trouve dans une position très fatigante, et que je désirerais en changer.

— Levez-vous ! dit le cavalier en se redressant.

L’autre ne se fit pas répéter l’invitation, en une seconde il fut debout.

— Ah ! reprit-il avec un soupir de satisfaction, c’est bon d’être libre !

— N’est-ce pas ! maintenant voulez-vous que nous causions un peu ?

— Je ne demande pas mieux, caballero, je ne puis que gagner dans votre conversation, répondit-il en s’inclinant avec le plus charmant sourire.

Les deux ennemis prirent place auprès l’un de l’autre comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé entre eux.

Ceci est un des traits distinctifs du caractère mexicain : le meurtre chez ce peuple est tellement passé dans les mœurs, qu’il n’a plus rien qui étonne, et que souvent l’homme qui a failli être victime d’un guet-apens ne se fait aucun scrupule de serrer la main à celui qui le lui a tendu, prévoyant qu’il peut un jour ou l’autre être appelé à jouer le rôle d’assassin à son tour.

Dans la circonstance présente, ce n’était nullement cette considération qui engageait le cavalier à agir comme il le faisait ; il avait pour cela un puissant motif que bientôt nous connaîtrons, car malgré sa feinte indifférence, ce ne fut qu’avec un vif sentiment de dégoût qu’il s’assit auprès du bandit.

Quant à celui-ci, nous devons lui rendre cette justice de constater qu’il n’avait qu’un remords, celui d’avoir manqué son coup, mais il se promettait in petto de prendre sa revanche le plus tôt possible, et cette fois d’user de si grandes précautions qu’il réussirait.

— À quoi pensez-vous ? lui demanda tout à coup le cavalier.

— Moi ? Ma foi ! à rien, caballero, répondit-il d’un air innocent.

— Vous me trompez, je sais à quoi vous pensez en ce moment.

— Oh ! pour cela, permettez-moi de vous dire…

— Vous pensez à m’assassiner, reprit le cavalier en l’interrompant net.

L’autre ne répondit pas, seulement il murmura entre ses dent :

— Quel démon d’homme ! il devine jusqu’aux pensées les plus cachées ; on n’est pas en sûreté auprès de lui.