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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Mais ces minutieuses précautions furent inutiles ; le corps conserva son immobilité de statue, et l’inconnu s’arrêta presque à le toucher sans que rien décelât qu’un souffle de vie fût resté au malheureux étendu sur le sol. L’assassin se croisa les bras sur la poitrine, et considérant le cadavre dont le visage était tourné vers la terre :

— Ma foi ! il est bien mort, se dit-il ; c’est dommage, car c’était un rude homme ; jamais je n’aurais osé l’attaquer en face ! Mais un honnête homme n’a que sa parole, j’étais payé, je devais remplir mes engagements ! C’est singulier, je ne vois pas de sang ! Bah ! l’épanchement se sera fait à l’intérieur ! Tant mieux pour lui ! de cette façon il aura moins souffert ; cependant, pour plus de sûreté, je vais lui planter mon couteau entre les deux épaules, de cette façon je serai sûr de mon fait, quoiqu’il n’y ait pas de danger qu’il en revienne ; mais il ne faut pas tromper ceux qui paient, un honnête homme n’a que sa parole.

Après ce monologue, il se mit à genoux, se pencha sur le cadavre en appuyant la main droite sur son épaule et il leva son couteau : mais tout à coup, par un mouvement d’une rapidité inouïe, le prétendu mort se redressa, bondit comme un jaguar et, renversant l’assassin stupéfait, il le saisit à la gorge, le coucha sur le sol, lui appuya à son tour le genou sur la poitrine et lui enleva son couteau avant même que l’autre se fût bien rendu compte de ce qui lui arrivait.

— Holà ! compadre, dit alors le cavalier d’une voix railleuse, un instant, s’il vous plaît, cuerpo de Cristo !

Tout cela s’était passé beaucoup plus vite qu’il ne nous a fallu de temps pour l’écrire.

Cependant, quelque brusque et inattendue que fût cette attaque, l’autre était trop habitué à ces étranges péripéties dans des situations à peu près semblables pour ne pas reprendre presque immédiatement son sang-froid.

— Eh ! compadre, reprit le cavalier, que dites-vous de cela ?

— Moi ? répondit-il en ricanant, caraï ! je dis que c’est bien joué.

— Vous vous y connaissez, hein ?

— Un peu, fit-il avec modestie.

— J’ai été aussi fin que vous.

— Plus fin ; cependant je croyais bien vous avoir tué.

« C’est singulier ! ajouta-t-il comme se parlant à soi-même ; les autres ont raison : c’est moi qui suis un imbécile ; la première fois, je prendrai une balle en argent, c’est plus sûr.

— Vous dites ?

— Rien.

— Pardonnez-moi, vous avez dit quelque chose.

— Vous tenez donc bien à le savoir ?

— Apparemment, puisque je vous le demande.

— Eh bien ! j’ai dit que la première fois je prendrais une balle en argent.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous tuer, donc.