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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Probablement que, si le vieux chef avait aperçu l’expression de haineuse fourberie dont était, au moment de leur séparation, empreinte la physionomie du sorcier, il n’aurait pas quitté le village.

À l’instant où le Chat-Tigre, avec une légèreté à laquelle, vu son âge, on ne se serait pas attendu, se mettait en selle, le soleil disparaissait derrière les hautes montagnes de l’Apacheria, et la nuit envahissait la prairie.

Le vieillard, sans paraître se soucier des ténèbres, serra les genoux, lâcha la bride et partit à fond de train.

Le devin, le corps plié, la tête penchée en avant, écouta avidement le bruit toujours décroissant de la course rapide du chef ; lorsque tout fut retombé dans le silence, il se redressa vivement, un sourire de triomphe se joua pendant quelques secondes sur ses lèvres pâles et minces, et il murmura avec un accent de triomphe ce seul mot : « Enfin ! » qui sans doute résumait toutes les pensées qui grondaient au fond de son cœur.

Puis il se leva, sortit du calli, s’assit à quelques pas au dehors, croisa les bras sur la poitrine et chanta d’une voix basse et sur un rythme triste et monotone la complainte apache qui commence par ces vers que nous reproduisons comme spécimen de la langue de ces peuplades barbares :

El mebin ni tlacaelantey
Tuzapan Pilco payentzin
Anca maguida coaltzin
Ay guinchey ni pello menchey !

« Je suis allé perdre mon tlacaelantey dans le pays Pilco, oh ! coteaux homicides qui l’ont changé en ombres et en mouches. »

Au fur et à mesure que le devin avançait dans son chant, sa voix devenait plus haute et plus assurée ; bientôt de la plupart des callis sortirent des guerriers enveloppés avec soin dans leurs robes de bison et qui d’un pas furtif se dirigèrent vers le chanteur et entrèrent silencieusement dans le calli.

Lorsque sa chanson fut terminée, le devin se leva, et, après s’être assuré, par un regard investigateur, que personne, ne venait plus de son côté, qu’aucun retardataire ne répondait plus à son signal, à son tour il entra dans le calli et rejoignit ceux qu’il avait si singulièrement convoqués.

Ces hommes étaient au nombre de vingt ; ils se tenaient debout, silencieux et immobiles, comme des statues de bronze, autour du feu, dont les flammes, avivées par le courant d’air causé par leur arrivée, jetaient sur les visages sombres et réfléchis des reflets sinistres. L’amantzin se plaça au centre de la hutte et, élevant la voix :

— Que mes frères s’assoient au feu du conseil, dit-il.

Les guerriers, sans répondre, s’accroupirent en cercle.

Le devin prit alors des mains du hachesto, ou crieur public, le grand calumet dont le fourneau était en terre rouge et le tuyau long de six pieds en bois d’aloès, garni de plumes et de grelots, il le bourra de tabac lavé nommé