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LES CHASSEURS D’ABEILLES

raison en était simple : ces hommes primitifs ne reconnaissent qu’une supériorité, la force brutale, et, malgré son âge avancé, le Chat-Tigre jouissait parmi eux d’une réputation de force et de courage trop bien établie pour qu’ils n’envisageassent pas avec une certaine terreur les conséquences de l’action qu’ils méditaient.

L’amantzin chercha vainement par tous les moyens en son pouvoir à leur persuader qu’il leur serait facile de s’emparer du Chat-Tigre à son retour au village. Le plan du sorcier était excellent ; si les chefs avaient osé l’accepter, sa réussite paraissait infaillible. Voici quel était ce plan : les Apaches feindraient d’ignorer la mort du Faucon-Noir ; au retour du Chat-Tigre dans la tribu on le recevrait avec de grandes protestations de joie, afin de détruire ses soupçons, si par hasard il en avait conçu, puis on profiterait de son sommeil pour s’emparer de lui, le garrotter solidement et l’attacher au poteau de torture. Comme on le voit, ce plan était d’une simplicité biblique, mais les Apaches ne voulurent pas en entendre parler, tant leur ennemi leur inspirait de terreur.

Enfin, après une discussion qui dura pendant la plus grande partie de la nuit, il fut définitivement arrêté que la tribu lèverait le camp et s’enfoncerait dans le désert sans plus se préoccuper de son ancien chef.

Mais alors les chefs dissidents, qui jusque-là ne s’étaient mêlés en rien à ce qui s’était passé, quittèrent l’angle de la hutte où ils s’étaient retirés, et l’un d’eux, nommé l’Œil-de-Feu, prenant la parole au nom de ses compagnons, fit observer que les chefs qui voulaient s’éloigner étaient libres de le faire, mais qu’ils ne pouvaient imposer leur volonté à personne ; que la tribu n’avait pas de grand chef légalement nommé ; que chacun était maître d’agir à sa guise et que, quant à eux, ils étaient résolus à ne pas payer par la plus noire ingratitude les éminents services que le Chat-Tigre avait depuis nombre d’années rendus à la nation, et qu’ils ne quitteraient pas le village avant son retour.

Cette détermination inquiéta vivement l’amantzin, qui chercha vainement à la combattre ; les chefs ne voulurent rien entendre et demeurèrent fermes dans la résolution qu’ils avaient prise.

Au lever du soleil, par les ordres du sorcier, qui déjà agissait comme s’il eût été désormais le chef reconnu de la nation, le hachesto convoqua les guerriers sur la place du village, auprès de l’arche du premier homme, et l’ordre fut donné aux femmes de détruire les callis, d’atteler et de charger les chiens, afin de partir le plus tôt possible.

Cet ordre fut promptement exécuté ; les piquets furent enlevés, les peaux de bisons pliées, les ustensiles de ménage soigneusement empaquetés et placés sur les traîneaux que les chiens devaient traîner.

Mais les chefs dissidents avaient agi de leur côté ; ils étaient parvenus à taire partager leur opinion à plusieurs guerriers renommés de la nation, ce qui fit que les trois quarts seulement de la tribu se préparèrent à émigrer, tandis que l’autre quart demeura spectateur indifférent des préparatifs de voyage qui se faisaient devant lui.

Enfin le hachesto, sur un signe de l’amantzin, donna l’ordre du départ.