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LES CHASSEURS D’ABEILLES

quelques secondes avec une minutieuse attention, s’étudiant comme deux duellistes sur le point d’engager le fer.

Don Bernardo Pedrosa avait vingt-huit ans au plus ; c’était un beau jeune homme d’une taille élancée et bien prise, dont tous les mouvements respiraient la noblesse et la plus irréprochable élégance.

Son visage, d’un ovale parfait, était éclairé par deux yeux noirs grands et vifs qui, dès qu’ils s’animaient, semblaient lancer des flammes et dégageaient alors un fluide magnétique si puissant, que nul ne pouvait en supporter le fulgurant éclat ; son nez droit, aux ailes roses, ouvertes et mobiles, sa bouche bien dessinée, aux lignes fines et railleuses, garnie de dents éblouissantes de blancheur, surmontée d’une mince moustache noire parfaitement cirée, son front large et son teint légèrement bistré par l’ardeur du soleil, donnaient à sa figure, encadrée par les longues boucles soyeuses de sa magnifique chevelure noire, malgré la beauté incontestable de ses traits, une expression altière et dominatrice dont la glaciale énergie inspirait une répulsion instinctive.

Ses mains parfaitement gantées et ses pieds emprisonnés dans des bottes vernies étaient d’une petitesse remarquable, en un mot tout chez lui révélait la race.

Voilà quel était au physique le personnage qui, à près de onze heures du soir, s’était présenté chez don Gusman de Ribeyra et avait insisté pour être reçu, sous prétexte qu’il désirait lui faire d’importantes communications.

Pour le moral, la suite de ce récit nous le fera connaître assez complètement pour que nous nous dispensions, quant à présent, d’entrer dans de plus grands détails.

Cependant le silence menaçait de se prolonger indéfiniment entre les personnages. Don Gusman, en qualité de maître de maison, jugea que c’était à lui à mettre un terme à cette position qui commençait à devenir embarrassante pour tous deux, et prit la parole :

— J’attends, caballero, dit-il en s’inclinant poliment, qu’il vous plaise de vous expliquer : il se fait tard.

— Et vous avez hâte de vous débarrasser de moi, interrompit le colonel avec un sourire sardonique : n’est-ce pas cela que vous voulez me donner à entendre, caballero ?

— J’ai soin que mes paroles soient toujours assez claires et assez franches, señor colonel, pour qu’il ne soit pas nécessaire de leur donner une interprétation autre que celle qu’elles ont réellement.

Les traits de don Bernardo, qui s’étaient rembrunis, se détendirent alors, et, prenant un ton de bonne humeur :

— Tenez, don Gusman, dit-il, mettons de côté toute intention irritante, j’ai le désir de vous servir.

— Moi ? fit don Gusman avec un geste d’étonnement ironique : en êtes-vous bien sûr, don Bernardo ?

— Si nous continuons ainsi, caballero, nous ne ferons qu’envenimer la discussion sans parvenir à nous entendre.

— Hélas ! colonel, nous vivons dans un temps étrange, vous le savez mieux que personne, où les actions les plus innocentes sont si bien incrimi-