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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— C’est ce que j’ai eu l’honneur de lui faire observer, Excellence.

— Et il a insisté ?

— Oui, Seigneurie. Il a, m’a-t-il dit, une communication de la dernière importance à vous faire.

Don Grusman fit quelques pas d’un air pensif, puis, revenant auprès de son domestique :

— Écoute, Diégo, reprit-il enfin, veille à ce que mes domestiques s’arment sans bruit et soient prêts au premier signal ; seulement, agis avec prudence, et prends garde de n’éveiller aucun soupçon.

— Rapportez-vous-en à moi, Seigneurie, répondit le vieux serviteur avec un sourire d’intelligence.

Depuis près de trente ans, Diégo était au service de la famille Ribeyra ; maintes fois il avait donné à son maître des preuves non équivoques d’un attachement sans bornes.

— Bien, bien, répondit don Grusman d’un ton de bonne humeur, je sais ce dont tu es capable.

— Et les chevaux ? reprit le domestique.

— Qu’ils demeurent où ils sont.

— Ainsi, nous partons quand même ? fit-il avec un geste d’étonnement.

— Nous partons d’autant plus, muchacho, répondit le gentilhomme en se penchant vers lui, qu’il y a à craindre que la mèche ne soit éventée, et qu’il faut leur donner le change.

Diégo fit un geste d’assentiment.

— Don Bernardo ? demanda-t-il.

— Fais-le entrer ; je préfère savoir tout de suite à quoi m’en tenir.

— Est-il bien prudent que Votre Seigneurie demeure seule avec cet homme ?

— Ne crains rien pour moi, Diégo, il n’est pas aussi redoutable que tu le supposes ; n’ai-je pas mes pistolets sous mon poncho ?

Le vieux serviteur, probablement rassuré par ces paroles, sortit sans répondre, mais au bout de quelques instants il rentra précédant un homme d’une trentaine d’années, revêtu de l’uniforme d’officier supérieur de l’armée argentine.

À la vue de l’étranger, don Gusman donna à ses traits une expression souriante et, faisant quelques pas au-devant de lui :

— Soyez le bienvenu, colonel Pedrosa, lui dit-il en ordonnant d’un geste à Diégo de se retirer ; bien que l’heure soit un peu avancée pour une visite, je n’en suis pas moins charmé de vous voir : veuillez vous asseoir, je vous prie.

Et il approcha un fauteuil.

— Votre Seigneurie m’excusera en faveur des raisons qui m’amènent, répondit le colonel avec une exquise politesse.

Diégo, obéissant enfin, quoique à contre-cœur, aux signes réitérés de son maître, s’était discrètement retiré.

Les deux personnages, assis en face l’un de l’autre, s’examinèrent pendant