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LES CHASSEURS D’ABEILLES

sortit de la maison accompagné de serviteurs dévoués, bien montés et armés jusqu’aux dents.

— Au galop ! s’écria-t-il dès que la porte fut refermée ; qui sait si ce traître ne nous avait pas vendus d’avance ?

La petite troupe s’élança au galop et traversa la ville déserte à cette heure de nuit avec la rapidité d’un tourbillon.

Mais, lorsque les cavaliers arrivèrent au commencement des faubourgs, la troupe ralentit peu à peu le pas, et sur un signe de don Gusman elle ne tarda pas à s’arrêter tout à fait.

Le gentilhomme n’avait pas songé à une chose forte importante cependant : c’est que Buenos-Ayres, à, l’époque où pesait sur elle le gouvernement de Rosas, était considérée comme ville de guerre, et que par conséquent, passé une certaine heure, il était impossible d’en sortir, à moins que d’avoir un mot de passe changé chaque soir et donné par le dictateur lui-même. Le cas était embarrassant. Don Gusman laissa errer un regard incertain sur le prisonnier placé devant lui ; un instant la pensée lui vint de lui enlever son bâillon et de lui demander le mot d’ordre, que probablement il devait connaître. Mais le gentilhomme, après quelques secondes de réflexion, renonça à l’idée de se fier à un homme auquel il venait de faire une mortelle injure, et qui, certes, profiterait de la première occasion qui lui serait offerte pour se venger : il résolut donc de payer d’audace et d’agir selon les événements.

En conséquence, après avoir recommandé à ses compagnons de préparer leurs armes de façon à pouvoir s’en servir au premier signal, il donna l’ordre de pousser en avant.

À peine avaient-ils fait six cents pas, qu’ils entendirent le bruit d’un fusil qu’on arme, et un qui vive ! vigoureusement accentué arriva jusqu’à eux. Heureusement la nuit était si noire, qu’à une distance de dix pas il était impossible de rien distinguer.

Le moment était venu de payer d’audace ; don Gusman éleva la voix et répondit d’un accent ferme et bref :

— Colonel Pedrosa !… ronde majorca !

— Où allez-vous ? reprit la sentinelle,

— À Palermo, dit encore Ribeyra, aux ordres du benemerito général Rosas.

— Passez !

La petite troupe s’engouffra comme une avalanche sous les portes de la ville et disparut bientôt dans les ténèbres.

Grâce à son audace, don Gusman venait d’échapper à un immense danger.

Les seneros chantaient la demie après minuit au moment où les cavaliers laissaient derrière eux les dernières maisons de Buenos-Ayres.