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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Ils avaient compris qu’ils se trouvaient devant des ennemis résolus à ne pas reculer d’un pouce.

Il y eut un long silence.

Les soldats se serraient les uns contre les autres, fixant des regards effarés sur ces six hommes qui, calmes et impassibles devant eux, semblaient les défier.

Don Torribio seul n’éprouva aucune crainte. Cet homme était une bête féroce que l’odeur du sang enivrait et qui ne respirait à l’aise que dans l’atmosphère du carnage.

Croisant les bras sur la poitrine et relevant la tête d’un air de défi, il répondit par un long ricanement de mépris aux paroles de l’inconnu, et, se tournant vers ses soldats effarés :

— Vous laisserez-vous intimider par six hommes ? dit il d’une voix railleuse : allons donc, enfants, face en tête, vive Dios ! ces picaros n’oseront tenir contre nous !

Les soldats, réveillés pour ainsi dire par les accents de cette voix, à laquelle depuis si longtemps ils étaient accoutumé à obéir, et honteux de leur hésitation, formèrent leurs rangs tant bien que mal et se mirent en bataille devant le rancho ; le lieutenant, enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture, la lit cabrer et se plaça résolument en avant de sa troupe.

Malgré l’immense inégalité du nombre, les étrangers n’hésitèrent pas cependant à charger les fédéralistes le sabre haut et le pistolet au poing.

Don Torribio les reçut bravement et sans reculer d’un pouce.

Les pistolets déchargés, on s’attaqua à l’arme blanche ; en un instant la mêlée devint horrible ; malgré des prodiges de valeur et des efforts gigantesques, les étrangers, selon toute probabilité, auraient cependant fini par succomber, lorsque tout à coup le caporal Luco, qui jusqu’à ce moment s’était en quelque sorte tenu à l’écart avec quatre ou cinq de ses camarades spectateurs comme lui de la lutte, fit bondir son cheval en avant et, au lieu de se ranger au parti des fédéralistes, les attaqua vigoureusement en les prenant en écharpe, et vint ainsi que ses compagnons se ranger aux côtés de don Leoncio.

Cette soudaine défection d’une partie de ses soldats porta au comble la rage du lieutenant, d’autant plus que les mashorqueros, ne sachant à quoi attribuer l’étrange conduite du caporal et flairant une trahison, commencèrent à perdre courage et à ne plus résister que mollement aux coups de plus en plus pressés des assaillants qui, les sentant faiblir, redoublaient d’efforts pour les vaincre.

Les arrieros et les carreteros, un peu revenus de leur terreur première et entrevoyant une occasion favorable de se venger des insultes et des avanies dont depuis si longtemps les accablaient les sicaires de Rosas, s’armèrent de tout ce qui leur tomba sous la main, et brûlant de réparer le temps perdu, ils se ruèrent tête baissée sur leurs féroces ennemis.

Don Torribio, à part sa cruauté, était un soldat trop aguerri pour s’abuser sur sa position, il la jugea d’un coup d’œil et se vit perdu.

Une chance lui restait d’échapper au sort que probablement lui réservaient