ses ennemis, c’était de faire une trouée : en conséquence, il groupa autour de lui les soldats valides sur lesquels il croyait pouvoir compter, une quinzaine tout au plus, et se prépara à exécuter une charge désespérée au plus épais des rangs ennemis.
Mais en ce moment de grands cris se firent entendre ; une quarantaine de cavaliers bien montés et armés jusqu’aux dents entrèrent au galop dans la zone de lumière qui éclairait le relais, et se déployant à droite et à gauche avec une dextérité et une vivacité extrêmes, ils entourèrent complètement le rancho.
Ces cavaliers qui arrivaient si à propos pour les assaillants et si mal à propos pour les fédéralistes étaient don Gusman de Ribeyra et ses peones.
Sortis depuis plusieurs heures déjà de Buenos-Ayres, ils auraient dû, depuis longtemps, être rendus au relais qui se trouvait sur le chemin qu’ils devaient suivre pour se rendre à l’hacienda où don Gusman comptait trouver son frère : mais, à peu de distance de la ville, don Bernardo Pedrosa était parvenu, sans qu’il fût possible de deviner de quelle façon, à rompre les liens qui rattachaient ; il s’était glissé en bas du cheval sur lequel on l’avait placé, s’était jeté dans les hautes herbes, et avait disparu avant même qu’on s’aperçût de sa fuite.
Don Gusman avait perdu beaucoup de temps à chercher le fugitif, sans qu’il fût possible de découvrir ses traces, et n’avait abandonné la poursuite que lorsqu’il avait été contraint de reconnaître que tous ses efforts pour retrouver son prisonnier seraient vains. Rappelant les peones, qui s’étaient écartés à droite et à gauche, il avait repris le chemin de l’hacienda, fort inquiet des suites de cette évasion, car il connaissait trop bien don Bernardo pour supposer un instant qu’il n’essaierait pas de se venger de l’insulte qu’il lui avait faite.
Lorsque don Gusman était arrivé à environ une demi-lieue du relais de poste, des fuyards échappés du rancho avaient étourdiment donné dans sa troupe et l’avaient averti de ce qui s’y passait ; sans se douter encore de l’importance qu’avait pour lui la nouvelle qu’il apprenait si à l’improviste, poussé par sa générosité naturelle et le désir d’être, si cela était possible, utile aux personnes, quelles qu’elles fussent, compromises dans cette échauffourée, don Gusman, connaissant d’ailleurs la férocité des sicaires du tyran buenos-ayrien, avait pressé le pas de ses chevaux et s’était élancé au secours des malheureux aux prises avec les mashorqueros. Son arrivée imprévue décida de l’issue du combat.
Le lieutenant, reconnaissant que la fuite était impossible, recula pas à pas en combattant comme un lion et fit entrer tous ses hommes dans le rancho, demeurant le dernier afin d’assurer la retraite de ses soldats.
Don Torribio l’Égorgeur, ainsi qu’on le nommait, dédaignait de demander quartier, lui qui jamais ne l’avait accordé à personne ; l’extrémité à laquelle il se voyait réduit, loin d’abattre son courage, semblait l’avoir décuplé ; comprenant que sa dernière heure était venue, que nul secours humain ne le pourrait sauver, il résolut de lutter jusqu’au dernier soupir et de vendre sa vie le plus cher possible.