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LES CHASSEURS D’ABEILLES

plus ; il enfourcha un cheval, sa femme un autre, et tous deux partirent d’un côté, tandis que le colonel venait de l’autre avec sa troupe.

Arrivé à Buenos-Ayres, une idée lumineuse traversa le cerveau du caporal ; à part Muñoz et trois autres soldats ses complices qui avaient à ses côtés combattu contre leurs anciens camarades, tous les mashorqueros avaient été impitoyablement massacrés : donc nul ne connaissait la trahison dont le caporal s’était rendu coupable ; Muñoz, qu’il rencontra se prélassant aux portes de Buenos-Ayres, où il guettait son arrivée, leva tous ses scrupules.

Changeant immédiatement de rôle, le digne caporal, accompagné de ses anciens complices, se rendit tout droit chez son colonel, auquel il fit à sa façon un récit de ce qui s’était passé dans le rancho, se répandant en invectives et en menaces de vengeance contre don Gusman et témoignant pour lui la haine la plus profonde.

Sa ruse obtint un succès qui dépassa toutes ses espérances : le colonel, charmé de sa belle conduite et forcé de le croire sur parole, le nomma sergent et donna les galons de brigadier à Muñoz.

Les braves colorados se confondirent en remerciements et en protestations de dévouement à Rosas, et se retirèrent en riant sous cape.

Luco manœuvra si bien pendant les six mois qui s’écoulèrent avant le jugement de don Gusman, il donna des preuves si peu équivoques de son attachement à la cause du dictateur, que celui-ci, trompé à son tour, bien que, de même que tous les tyrans, la défiance fût une de ses vertus, mit en lui la plus entière confiance, et, lorsque le sergent demanda à commander l’escorte chargée de veiller sur le prisonnier pendant le procès, cette faveur lui fut accordée sans la moindre difficulté.

C’était là que le sergent voulait en arriver ; toutes ses manœuvres depuis six mois tendaient à ce but : aussi, lorsque le jour du jugement fut indiqué, il prépara ses batteries et se tint prêt à agir quand le moment serait venu.

Luco s’était juré de sauver son maître, et ce que le sergent avait une fois résolu, il le faisait, quelles que dussent être les conséquences.

Malheureusement, dans cette circonstance, les plus grands obstacles que le sergent eut à vaincre vinrent de don Gusman lui-même. Le prisonnier voulait mourir ; pendant longtemps le sergent se creusa vainement la tête pour faire changer cette résolution qui paraissait immuable : à tous ses raisonnements don Gusman se bornait à répondre que le calice était plein, que la vie lui était à charge, et que le seul bien qu’il espérât désormais était la mort.

Le sergent hochait tristement la tête et se retirait nullement convaincu de la bonté de ces arguments. Enfin, un jour, il arriva au cachot du prisonnier, dont la porte lui était ouverte à toute heure, avec une physionomie si rayonnante, que son maître ne put faire autrement que de s’en apercevoir et de lui demander ce qui lui donnait l’air aussi joyeux.

— Ah ! répondit-il, c’est que cette fois j’ai enfin trouvé le moyen de vous convaincre, mi amo.

— Tu t’obstines donc toujours dans ton projet de me sauver ? fit don Gusman avec un sourire triste.