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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Plus que jamais, canarios ! cette fois il n’y a plus à hésiter, c’est dans deux jours qu’on vous juge.

— Tant mieux ! cela sera plus tôt fini, murmura don Gusman avec un soupir de soulagement.

— Bon ! nous n’en sommes pas où vous pensez ; vous avez de bons amis, señor, entre autres les consuls de France et d’Angleterre ; il y a sur rade une fine goélette française qui n’attend que votre présence à bord pour partir.

— Alors elle risque de ne jamais quitter Buenos-Ayres.

— Ta, ta, ta ! ce n’est pas mon opinion, je suis au contraire convaincu du contraire, moi : aussi je me suis entendu avec le consul de France. Après demain la goélette appareillera, enverra un canot pour vous prendre, et elle tirera des bordées en vous attendant ; une fois sous la protection du pavillon français, du diable si l’on osera vous toucher.

— Pour la dernière fois, écoute-moi bien, Luco, dit don Gusman d’une voix ferme : je ne veux pas, entends-tu bien, je ne veux pas être sauvé, je prétends faire peser sur le tyran qui nous gouverne l’ignominie de ma mort ; je te remercie de ton dévouement, mon vieux serviteur, mais j’exige que tu cesses de te compromettre pour moi ; embrasse-moi et ne parlons plus de cela.

— Hum ! fit le sergent : ainsi, vous êtes bien résolu, mi amo, n’est-ce pas ? Rien ne pourrait vous faire changer de résolution ?

— Hélas ! une seule personne peut-être aurait sur moi cette influence, mais cette personne ignore ce qui se passe : heureusement pour elle, elle a perdu la raison, et avec la raison le souvenir, cet incurable cancer des cœurs brisés.

Le sergent sourit et, ouvrant son uniforme, il tira une lettre de sa poitrine et la présenta à son maître sans prononcer une parole.

— Qu’est cela, Luco ? demanda don Gusman en hésitant à prendre la lettre.

— Lisez, lisez, mi amo, répondit le vieux serviteur. Je voulais vous faire une surprise aussitôt libre, mais vous êtes si obstiné que vous me contraignez à brûler mes vaisseaux.

Don Gusman ouvrit la lettre d’une main tremblante et la parcourut rapidement des yeux.

— Dieu tout-puissant ! s’écria-t-il avec émotion, il serait possible, Antonia aurait recouvré la raison, c’est elle qui m’ordonne de vivre !

— Obéirez-vous, cette fois, mi amo ? demanda le sergent.

— Fais ce que tu voudras, Luco, je t’obéirai en tout. Oh ! maintenant, je veux vivre.

— Cuerpo de Cristo ! vous vivrez, mi amo, c’est moi qui vous le jure.

Sur cette consolante promesse, Luco quitta le cachot et sortit de la prison.

Enfin le jour de la mise en jugement de don Gusman de Ribeyra arriva ; le dictateur, qui connaissait les profondes sympathies qui entouraient le prisonnier, avait jugé à propos de faire pour cette circonstance un grand déploiement de forces militaires : la ville était littéralement bourrée de troupes ; cet appareil était plutôt fait dans le but d’intimider les amis du