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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Ce peloton était précédé d’un fort détachement de colorados à la tête desquels caracolait le colonel don Bernardo Pedrosa sur un magnifique étalon noir comme la nuit ; en arrière du prisonnier, un second détachement aussi fort que le premier fermait la marche.

Le cortège avançait lentement à travers les flots d’un peuple triste, morne et silencieux, contenu à grand’peine par les deux cordons de sentinelles.

Il faisait une de ces magnifiques matinées de printemps comme l’Amérique méridionale seule a le privilège d’en posséder ; l’acre brise des pampas chargée de senteurs odorantes faisait frissonner les branches des arbres des liuertas, et rafraîchissait l’atmosphère échauffée par les rayons incandescents d’un soleil torride.

Le cortège marchait toujours ; malgré le danger de manifester ses sympathies pour le prisonnier, la foule silencieuse se découvrait respectueusement sur son passage ; lui, calme et digne comme au moment où il avait quitté la prison, marchait le chapeau à la main, saluant à droite et à gauche avec un sourire triste et résigné ceux qui ne craignaient pas de lui témoigner l’intérêt qu’ils lui portaient.

Déjà les deux tiers du chemin étaient franchis, encore quelques minutes, et le prisonnier arriverait au tribunal, lorsque dans la calle de la Fédération plusieurs spectateurs, sans doute trop brusquement refoulés par les soldats, résistèrent à la pression qu’on leur imposait, repoussèrent les sentinelles, et pendant un instant rompirent presque la haie, puis, au fur et à mesure que le cortège approchait de cet endroit, le tumulte allait toujours croissant avec cette vivacité et cette rapidité particulières aux races du Midi, si bien que ce qui, dans le principe, ne semblait être qu’une rixe de peu d’importance, prit presque instantanément les proportions d’une véritable émeute.

Don Bernardo, inquiet du bruit qu’il entendait, quitta la tête de l’escorte, et piquant son cheval, revint sur ses pas, afin de savoir ce qui se passait et de réprimer le désordre.

Malheureusement le flot populaire avait monté avec une rapidité telle, que sur plusieurs points les soldats, rompus et culbutés, avaient été isolés, et, sans qu’on sût comment cela s’était fait, ils avaient été désarmés avec une prestesse sans égale par des gens qu’ils n’avaient même pu apercevoir. Bref, le cortège était coupé en deux.

Don Bernardo jugea d’un coup d’œil la position et en reconnut la gravité ; se faisant jour à grand’peine au milieu de la foule, il parvint jusqu’au sergent qui se tenait toujours impassible et froid auprès du prisonnier.

— Ah ! fit le colonel avec un soupir de soulagement en l’apercevant, veillez bien sur le prisonnier, serrez-le étroitement entre vous ; je crains que nous ne soyons obligés de nous ouvrir un passage de vive force.

— Nous nous l’ouvrirons, n’en doutez pas, colonel, répondit Luco avec un sourire narquois. Mais au diable le soleil, il nous aveugle !

Au moment où le sergent prononça cette phrase, un soldat qui se tenait à deux pas, appuyé sur son fusil, saisit la jambe du colonel, l’enleva de la selle et le renversa à terre. Au même instant Luco retint fortement le cheval