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LES CHASSEURS D’ABEILLES

par la bride, tandis que don Gusman, par un mouvement rapide comme la pensée, se trouva en selle à la place du colonel.

Ce que nous avons rapporté s’exécuta si brusquement et avec tant de prestesse que don Bernardo, complètement démoralisé, fut cloué sur le sol d’un coup de baïonnette avant de comprendre ce qui se passait ; il est probable même qu’il expira sans le deviner.

Cependant les douze cavaliers du peloton d’escorte s’étaient serrés autour de leur ex-prisonnier et s’étaient élancés à fond de train au plus épais de la foule.

Alors il se passa une chose bizarre : ces curieux, un instant auparavant si pressés et si compacts, qui avaient rompu la haie de soldats, s’écartèrent d’eux-mêmes à droite et à gauche devant les fugitifs en poussant de joyeux vivats, puis, lorsqu’ils furent passés, ils refermèrent la brèche qu’ils avaient si bénévolement ouverte, et formèrent de nouveau une infranchissable barrière humaine au détachement d’arrière-garde, qui chargea vainement pour la renverser.

Des hommes armés semblèrent subitement surgir de terre, rendirent coup pour coup aux soldats, et opposèrent une résistance assez énergique pour donner aux fugitifs le temps de se mettre en sûreté.

Puis, tout à coup, comme par enchantement, ces menaçants rassemblements qui avaient si chaudement disputé le terrain se retirèrent, se fondirent en quelque sorte, et cela si vivement que, lorsque les soldats, revenus de leur surprise, voulurent prendre une vigoureuse défensive, ils ne trouvèrent plus personne devant eux : les insurgés avaient disparu sans laisser de traces.

Cette audacieuse échauffourée aurait presque pu passer pour un rêve, si, d’un côté, le prisonnier n’avait pas été si témérairement enlevé, et si, de l’autre, les cadavres du colonel Pedrosa et de cinq ou six soldats étendus sur le sol, baignés dans leur sang, n’avaient pas prouvé la réalité de ce hardi coup de main, exécuté avec une adresse et un bonheur remarquables.

Don Gusman et ses compagnons avaient trouvé place dans le canot qui les attendait. Cinq minutes plus tard ils montaient à bord du bâtiment français, et lorsqu’on songea à les poursuivre, la goélette n’apparaissait plus à l’horizon que comme une aile d’alcyon balancée par la brise.

Sur la goélette, don Gusman avait retrouvé sa femme.

La goélette avait fait voile pour la Vera-Cruz.

Nous avons rapporté plus haut la résolution prise par don Gusman, et de quelle façon il l’avait exécutée.

Don Gusman, afin d’assurer le succès de ses recherches pour retrouver son fils et assurer sa tranquillité, avait, en mettant pied à terre au Mexique, quitté son nom pour prendre celui de don Pedro de Luna auquel il avait droit, du reste, et sous lequel nous continuerons à le désigner ; il espérait échapper ainsi aux poursuites de don Leoncio, dont la haine plutôt trompée qu’assouvie par le rapt du fils de son frère essaierait probablement de rejoindre sa victime.

Les calculs de don Gusman furent justes ou du moins le parurent : jamais