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LES CHASSEURS D’ABEILLES

blables sont les bêtes fauves de la prairie ; qu’ai-je à faire avec vous autres hommes des villes, ennemis nés de tout ce qui respire l’air pur de la liberté ? Il n’y a rien de commun entre vous et moi ; retirez-vous et ne me tourmentez pas davantage.

— Soit, répondit l’étranger avec hauteur, je ne vous importunerai pas plus longtemps. S’il ne s’agissait que de moi, je ne vous aurais adressé aucune prière ; la vie ne m’est pas assez chère pour que je cherche à la prolonger par des moyens qui répugnent à mon honneur, mais ce n’est pas de moi seulement qu’il s’agit : il y a là une femme, presque une enfant, ma fille, qui réclame de prompts secours et qui mourra peut-être, si elle ne peut en recevoir.

L’inconnu ne répondit pas : il s’était détourné comme s’il lui répugnait de continuer plus longtemps l’entretien.

L’étranger rejoignit à pas lents ses compagnons, arrêtés sur la lisière de la forêt.

— Eh bien ? leur demanda-t-il avec inquiétude.

— La señorita s’est évanouie, répondit l’un d’eux avec tristesse.

L’étranger fit un geste de douleur ; pendant quelques instants il demeura les yeux fixés sur la jeune fille, avec une expression de désespoir impossible à rendre.

Tout à coup il se détourna brusquement et courut vers l’inconnu.

Celui-ci s’était remis en selle et se préparait à s’éloigner.

— Arrêtez ! s’écria l’étranger.

— Que me voulez-vous encore ? répondit l’inconnu d’un ton de mauvaise humeur, laissez-moi partir, et remerciez Dieu que notre rencontre imprévue dans cette forêt n’ait pas eu pour vous des conséquences plus graves.

Il y avait dans ces paroles énigmatiques un ton de menace qui, malgré lui, inquiéta l’étranger. Cependant, il ne se rebuta pas.

— Il est impossible, reprit-il avec véhémence, que vous soyez aussi cruel que vous vous plaisez à le paraître : vous êtes bien jeune encore pour que tout sentiment soit mort dans votre cœur.

L’inconnu rit d’un rire étrange.

— Je n’ai pas de cœur, dit-il.

— Je vous en supplie au nom de votre mère, ne nous abandonnez pas !

— Je n’ai pas de mère.

— Eh bien ! quel qu’il soit, au nom de l’être que vous aimez le plus au monde.

— Je n’aime plus personne.

— Personne ! répéta l’étranger en frissonnant malgré lui, je vous plains alors, car vous devez bien souffrir.

L’inconnu tressaillit, une rougeur fébrile envahit son visage, mais se remettant presque aussitôt :

— Maintenant, dit-il, laissez-moi aller.

— Non, pas avant de savoir qui vous êtes.

— Qui je suis ? ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Une bête fauve, un être qui n’a d’humain que l’apparence et porte à tous les hommes une haine que rien ne