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LES CHASSEURS D’ABEILLES

pourra jamais rassasier. Priez Dieu de ne plus jamais me rencontrer sur votre route. Je suis comme le corbeau, moi : ma vue porte malheur, adieu !

— Adieu ! murmura l’étranger avec une profonde tristesse, que Dieu vous prenne en pitié et ne vous punisse pas de votre cruauté !

En ce moment une voix mourante, mais dont les ondulations tristes étaient aussi douces et aussi mélodieuses que celles du Centzontle, le rossignol américain, s’éleva dans le silence.

— Mon père ! mon père ! disait-elle, où êtes-vous ? ne m’abandonnez pas !

— Me voilà ! me voilà ! ma fille, s’écria l’étranger avec tendresse, en se détournant vivement pour accourir auprès de celle qui l’appelait ainsi.

Au son de cette voix harmonieuse, un nuage était passé sur le visage pâle de l’inconnu, son œil bleu avait lancé un fulgurant éclair, il avait en frissonnant porté la main à son cœur, comme s’il avait reçu une commotion électrique.

Après une hésitation de quelques secondes il fit tout à coup bondir son cheval en avant et, posant sa main droite sur l’épaule de l’étranger :

— Quelle est cette voix ? lui demanda-t-il avec un accent singulier.

— La voix de ma fille qui va mourir et qui m’appelle, répondit-il avec un ton de douloureux reproche.

— Mourir ! balbutia l’inconnu, en proie à une émotion étrange, mourir, elle !

— Laissez-moi me rendre auprès de mon enfant.

— Mon père ! mon père ! répéta la jeune fille d’une voix de plus en plus faible.

L’inconnu se redressa. Son visage avait pris subitement une expression d’implacable volonté.

— Elle ne mourra pas ! dit-il d’une voix sourde. Venez.

Ils rejoignirent le groupe.

La jeune fille étendue sur le sol avait les yeux fermés, son visage était pâle comme celui d’un cadavre, sa respiration faible et saccadée montrait seule que la vie ne l’avait pas encore complètement abandonnée.

Les personnes qui l’entouraient la considéraient avec une expression de tristesse profonde, pendant que de grosses larmes coulaient silencieusement sur leurs joues brunies.

— Oh ! s’écria le père en tombant à genoux auprès de la jeune fille, dont il saisit la main qu’il couvrit de baisers, tandis que son visage était inondé de larmes, ma fortune, ma vie à qui sauvera mon enfant chérie !

L’inconnu avait mis pied à terre, il fixait sur la jeune fille un regard sombre et pensif. Enfin, après quelques minutes de cette muette contemplation, il se tourna vers l’étranger.

— Quelle est la maladie de cette jeune fille ? lui demanda-t-il brusquement.

— Hélas ! répondit celui-ci, une maladie incurable, elle a été piquée par un serpent de verre.

L’inconnu fronça les sourcils presque à les joindre.

— Alors elle est perdue, dit-il d’une voix sourde.

— Perdue ! mon Dieu ! Ma fille ! ma pauvre fille !