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LES CHASSEURS D’ABEILLES

cinq minutes après ils reprenaient côte à côte le chemin de l’habitation de don Estevan.

Na Manuela les attendait devant la porte ; elle souriait.

— Arrivez donc, leur cria-t-elle du plus loin qu’elle les aperçut, l’angélus est sonné depuis près d’une heure. Il est temps de souper.

— C’est-à-dire que nous mourons littéralement de faim, mère, répondit joyeusement le jeune homme en mettant pied à terre : ainsi, si vous ne nous avez pas fait un dîner copieux, vous courez grand risque de nous laisser sur notre appétit.

— Ne craignez pas cela, Estevan, je me doutais que vous m’arriveriez en cet état ; j’ai pris mes précautions en conséquence.

— Pardonnez-vous, madame, dit alors le chasseur, d’abuser ainsi de votre hospitalité ?

La ménagère sourit doucement.

— Je vous pardonne si bien, señor, dit-elle, que, convaincue que nous vous posséderons longtemps, je vous ai moi-même préparé un cuarto.

Don Fernando ne répondit pas immédiatement, une vive rougeur colora son visage, il mit pied à terre, et, s’approchant de la vieille dame :

— Señora, dit-il avec émotion, je ne sais comment vous remercier. Vous avez deviné mon plus cher désir. Votre fils m’appelle son frère, me permettez-vous de vous nommer ma mère ? vous me rendrez bien heureux.

Na Manuela lui jeta un long et clair regard, son visage se contracta sous l’effort d’une vive émotion intérieure, deux larmes coulèrent lentement sur ses joues pâlies, et tendant la main au jeune homme :

— Soit ! dit-elle, au lieu d’un, j’aurai deux enfants ; venez, mon fils, votre souper vous attend.

— Je me nomme Fernando, ma mère.

— Je m’en souviendrai, répondit-elle avec un doux sourire.

Ils entrèrent dans l’habitation pendant que des peones conduisaient les chevaux au corral.

Don Estevan n’avait pas trompé son ami, il lui avait bien réellement donné une famille.

Le repas fut ce qu’il devait être entre ces trois personnes qui, étrangères l’une à l’autre deux jours auparavant, s’étaient si vite comprises et appréciées, c’est-à-dire qu’il fut gai et cordial.

Aucune allusion ne fut risquée sur cette liaison impromptue qui avait si lestement poussé de profondes racines.

Aussitôt que les peones se furent retirés et que les maîtres de la maison furent demeurés seuls, comme la veille, ils se levèrent de table et entrèrent dans une chambre plus retirée où, à l’abri des oreilles importunes, ils ne risquaient pas que ce qu’ils diraient fût entendu, commenté et peut-être rapporté.

— Fermez la porte, dit don Estevan à don Fernando qui entrait le dernier.

— Au contraire, répondit celui-ci, laissons-la ouverte : de cette façon, si quelqu’un vient, nous le verrons et l’entendrons : règle générale lorsque vous voulez dire quelque chose de secret, ne fermez jamais les portes.