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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Tout n’est pas perdu encore, murmura don Torribio, et peut-être parviendrai-je bientôt à sortir d’ici.

Mais un rugissement profond résonna à une courte distance, répété presque sur-le-champ dans quatre directions différentes : le poil du cheval s’était hérissé, et don Torribio avait senti un frisson de crainte courir dans ses veines.

— Malédiction ! s’écria-t-il, je suis à un abreuvoir de jaguars. Que faire ?

Il venait de reconnaître sur les rives boueuses de la source des empreintes qui rendaient le doute impossible.

En ce moment il aperçut, à dix pas de lui au plus, deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité étrange.

Don Torribio était un homme d’un courage éprouvé, maintes fois il avait accompli aux yeux de ses compagnons des actions d’une témérité incroyable, mais seul dans les ténèbres, entouré de bêtes fauves qui formaient autour de lui un cercle fatal, il se sentit pris malgré lui d’une terreur folle, sa poitrine oppressée ne laissa qu’avec difficulté passer son souffle à travers ses dents serrées. Une sueur froide inonda son corps, et il fut sur le point de se laisser choir.

Mais ce découragement n’eut que la durée d’une seconde : par un effort de volonté suprême, il réagit sur lui-même et, appelant à son aide toute son énergie, il se prépara à une lutte désespérée dans laquelle il était certain de succomber, mais que pourtant, avec cet instinct de conservation et cet espoir qui ne s’éteignent jamais entièrement dans l’homme, il voulait prolonger jusqu’à la dernière heure.

En ce moment le cheval poussa un hennissement de frayeur et, faisant un bond énorme, il se sauva dans les sables.

— Tant mieux, murmura don Torribio, peut-être, grâce à sa vélocité incroyable, la pauvre bête échappera-t-elle !

Un effroyable concert de cris et de hurlements s’éleva de toutes parts à la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en bondissant auprès de don Torribio.

— Ah çà ! dit-il avec un sourire amer, est-ce que je me laisserai dévorer ainsi sans chercher à m’échapper, vive Dios ! Ce serait trop stupide. Allons, allons ! je ne suis pas encore mort. En avant !

Un violent tourbillon de vent balaya le ciel, et la lune, pendant quelques minutes, éclaira de sa lueur blafarde et triste les lieux où se trouvait don Torribio.

À quelques pas, le rio del Norte coulait entre deux rives escarpées ; au loin s’étendaient les masses compactes d’une forêt vierge : un chaos inextricable de rochers entassés comme à plaisir les uns sur les autres, et des fissures desquels surgissaient des bouquets d’arbres garnis de lianes enchevêtrées les unes dans les autres, et formant les plus étranges paraboles, étendaient leurs ramifications jusqu’à la rivière ; le sol, composé de sable et plus loin de ces détritus qui abondent dans les forêts américaines, enfonçait à chaque pas.