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LES CHASSEURS D’ABEILLES

point, sa lutte contre don Fernando, lutte dans laquelle celui-ci était toujours demeuré vainqueur.

Aussi la haine que le riche haciendero portait au chasseur d’abeilles, haine dont les motifs étaient futiles dans le principe, s’était-elle insensiblement accrue par tous les déboires subis successivement par don Torribio, et avait-elle fini par acquérir les proportions immenses d’une véritable haine mexicaine, que la mort seule de celui qui en était l’objet pourrait assouvir.

Après sa rencontre avec don Fernando Carril, rencontre qui avait eu un si fâcheux résultat pour lui, don Torribio Quiroga était en proie à une de ces colères froides et concentrées qui s’amassent lentement dans l’âme, et éclatent enfin avec une force terrible.

Dès qu’il avait eu perdu de vue son heureux adversaire, il s’était lancé à fond de train. Ses éperons ensanglantaient les flancs de son cheval, qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde.

Où allait ainsi don Torribio Quiroga, les traits décomposés et les cheveux au vent ?

Il ne le savait pas lui-même ; peu lui importait, d’ailleurs.

Il ne voyait plus, n’entendait plus ; il roulait dans son cerveau des projets sinistres et franchissait torrents et ravins sans s’inquiéter du galop de son cheval.

Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafraîchissait son front brûlant ; ses tempes battaient à se rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps.

Cet état de surexcitation dura plusieurs heures ; son cheval avait dévoré l’espace. Enfin, brisé de fatigue, le noble animal s’arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et tomba sur le sable.

Don Torribio se releva en jetant autour de lui un regard égaré.

Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d’ordre dans ses idées et le rappeler à la réalité : une heure de plus d’une telle angoisse, il serait devenu fou furieux, ou serait mort d’apoplexie foudroyante.

La nuit était venue. D’épaisses ténèbres régnaient sur la terre : un silence funèbre pesait sur le désert où le hasard l’avait conduit.

— Où suis-je ? murmura-t-il en cherchant à s’orienter.

Mais la lune, cachée par les nuages, ne répandait aucune clarté ; le vent soufflait en foudre ; les branches des arbres s’entre-choquaient, et dans les profondeurs de ce désert les hurlements des bêtes fauves commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux hurlements des chats sauvages.

Les yeux de don Torribio cherchaient en vain à percer l’ombre.

Il s’approcha de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement ; ému de pitié pour le fidèle compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à sa ceinture les pistolets contenus dans les arçons, et, détachant une gourde, pleine de rhum, suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, les oreilles, les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs haletaient, et que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le cheval, un peu rafraîchi, s’était relevé, et, avec l’instinct qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il s’était désaltéré.