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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Le jeune homme se leva aussitôt et, après une courte prière dite en commun, les cinq hommes montèrent à cheval et quittèrent la clairière qui avait failli devenir fatale à l’un d’eux.

L’hacienda del Cormillo peut être considérée comme la sentinelle avancée du presidio de San-Lucar : c’est, sans contredit, la plus riche et la plus forte position de toute la frontière indienne.

Elle s’élevait sur une espèce de presqu’île de trois lieues de tour couverte de bois et de pâturages, où paissaient en liberté un nombre incalculable de têtes de bétail ; nous ne nous étendrons pas davantage sur la description d’une maison dans laquelle seulement quelques scènes de notre récit doivent se passer ; nous nous bornerons à dire que, au centre de l’hacienda proprement dite, parfaitement abritée derrière les épaisses fortifications, crénelées et bastionnées, de la forteresse, car el Cormillo pouvait passer pour tel, s’élevait une maison blanche, petite, mais bien aménagée, gaie et riante. Le faite en apparaissait au loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient d’un vert feuillage ; de ses fenêtres la vue planait d’un côté sur le désert, de l’autre sur le rio del Norte qui, comme un ruban d’argent, se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les lointains bleuâtres de l’horizon.

Les vaqueros, accompagnés de don Torribio, s’étaient enfoncés dans la forêt.

Leur course dura trois heures et les conduisit sur les bords du rio Bravo del Norte, en face de l’hacienda del Cormillo, qui apparaissait vaguement dans une de ces charmantes oasis créées par le limon du fleuve et semées de bouquets de saules, de nopals, de mezquites, d’arbres du Pérou, d’orangers, de citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un peuple d’oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein gosier.

Don Torribio s’arrêta, et se tournant vers ses guides, qui comme lui étaient devenus immobiles :

— C’est ici qu’il faut nous quitter, dit-il ; je vous remercie de l’escorte que vous avez consenti à me donner, maintenant votre secours me devient inutile : allez à vos affaires, señores, vous savez ce dont nous sommes convenus, je compte sur votre exactitude, adieu !

— Adieu ! caballero, répondirent-ils en s’inclinant cérémonieusement sur le cou de leurs chevaux, soyez sans inquiétude à notre égard.

Puis ils tournèrent bride, firent entrer leurs chevaux dans le fleuve comme s’ils voulaient le traverser et disparurent bientôt derrière un pli de terrain.

Don Torribio demeura seul.

La famille de don Torribio et celle de don Pedro de Luna, toutes deux originaires d’Espagne et liées l’une à l’autre par d’anciennes unions, avaient toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité.

Le jeune homme et la jeune fille avaient presque été élevés ensemble.

Aussi, quand son beau cousin était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour l’Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son éducation et se former aux façons élégantes du monde, doña Hermosa, alors âgée de douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin.