Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/210

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
206
LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Bien, je vois que nous nous comprenons, il est inutile d’insister davantage sur ce sujet.

— Oh ! parfaitement inutile, Seigneurie, nous avons la compréhension facile.

— Oui, mais, comme vous pouvez avoir la mémoire courte, répondit en souriant don Torribio, faites-moi l’honneur de partager ces dix onces entre vous, non pas comme arrhes d’un marché, puisqu’il n’y en a pas entre nous, mais comme remerciement du service que vous m’avez rendu il y a une heure, et afin de bien graver notre conversation dans votre cervelle.

Les vaqueros, sans se faire prier, tendirent la main en souriant et empochèrent joyeusement les onces si libéralement données.

— Maintenant un dernier mot, caballeros : où sommes-nous ici ?

— Dans la selva Negra, Seigneurie, répondit Pablito, à quatre lieues au plus de l’hacienda del Cormillo, où se trouvent en ce moment don Pedro de Luna et sa famille.

Don Torribio fit un geste d’étonnement.

— Comment ! don Pedro a quitté las Norias de San-Pedro ?

— Oui, Seigneurie, reprit Pablito, depuis hier.

— Voilà qui est singulier ! le Cormillo est sur l’extrême limite du désert, en pleine Apacheria ; c’est à n’y rien comprendre.

— On dit que c’est doña Hermosa qui a désiré ce changement, qui est encore ignoré de presque tout le monde.

— Quel caprice extraordinaire ! après les dangers auxquels elle a été exposée il y a quelques jours à peine, venir ainsi braver les Peaux-Rouges jusque sur leur propre territoire !

— L’hacienda est forte et complètement à l’abri d’un coup de main.

— C’est vrai, cependant ce changement subit de résidence me semble incompréhensible ; au lever du soleil je serai heureux qu’il vous plaise de me servir de guides jusqu’en vue du Cormillo : il faut que je voie don Pedro sans retard.

— Nous serons à vos ordres, Seigneurie, quand il vous plaira de partir, répondit Carlocho.

La nuit s’avançait, don Torribio avait besoin de réparer ses forces épuisées pendant la lutte précédente ; il se roula dans son zarapé, s’étendit les pieds au feu, et malgré les inquiétudes dont son esprit était bourrelé, il ne tarda pas à s’endormir.

Les vaqueros suivirent son exemple après avoir tiré au sort entre eux à qui veillerait sur le salut commun.

Ce fut Carlocho qui fut désigné ; les autres fermèrent les yeux, et le silence du désert troublé pendant quelques instants reprit son empire.

La nuit s’écoula sans que rien vînt troubler le repos dont jouissaient les hôtes de la forêt.

Au lever du soleil, les vaqueros furent debout. Après avoir donné à manger et à boire à leurs chevaux et à celui de don Torribio, ils les sellèrent et éveillèrent le jeune homme en lui annonçant que l’heure du départ était arrivée.