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LES CHASSEURS D’ABEILLES

reçu sans difficulté dans les meilleures maisons : sa présence à l’hacienda del Cormillo n’avait donc, en fait, rien que de fort ordinaire. Cependant son apparition causa un mouvement de vive curiosité parmi les invités, car depuis assez longtemps déjà don Fernando n’avait été vu à aucune réunion.

À l’exemple de don Torribio, le jeune homme, après son entrée dans le salon, s’approcha de doña Hermosa, s’inclina profondément devant elle et lui offrit respectueusement une fleur qu’il tenait à la main.

— Señorita, dit-il d’une voix dont il chercha vainement à maîtriser l’émotion, daignez accepter cette modeste fleur de suchil ; c’est une fleur qui ne croît qu’au désert, ajouta-t-il avec une certaine intention.

La jeune fille tressaillit au son de cette voix qu’elle crut reconnaître ; une vive rougeur empourpra son visage, et baissant les yeux sous le puissant regard qui pesait sur elle, elle saisit la fleur d’une main tremblante et la plaça à son corsage en répondant d’une voix inarticulée :

— Tout ce qui viendra du désert me sera cher désormais.

Peu à peu la réunion s’était animée, on causait ; ce léger incident passa inaperçu, sauf d’une seule personne qui, avec cette espèce d’intuition que donne l’amour et la jalousie, avait, en don Fernando, deviné un rival, sinon ouvertement déclaré, du moins secrètement préféré.

Cette personne était don Torribio Quiroga.

Se penchant vers don Estevan, qui par hasard se trouvait près de lui, il lui dit d’une voix basse, mais cependant parfaitement distincte et qui fut entendue de tous :

— Quelle clef d’or possède donc cet homme, que personne, ne connaît, pour s’introduire ainsi dans toutes les familles honorables, où il n’est ni désiré, ni invité à se présenter ?

— Demandez-le-lui à lui-même, señor, répondit sèchement don Estevan, il est probable qu’il vous expliquera sa conduite d’une façon satisfaisante.

— Je vais immédiatement suivre votre conseil, señor, reprit don Torribio avec hauteur.

— C’est inutile ; caballero, je vous ai parfaitement entendu, dit alors d’une voix douce et avec une courtoise inclination don Fernando, sur les lèvres duquel se jouait en ce moment un ironique sourire.

Toutes les conversations avaient été subitement interrompues ; un profond silence régnait parmi les assistants, dont les regards étaient curieusement fixés sur les deux jeunes gens.

Doña Hermosa, pâle et tremblante, jeta un regard de prière à son père.

Don Pedro s’avança résolument au milieu du salon et, se plaçant entre les deux jeunes gens :

— Que signifie cela, caballeros ? dit-il. Don Torribio, est-ce là ce sentiment des convenances que vous avez appris pendant vos voyages en Europe ? Prétendriez-vous faire de mon salon un champ clos pour vos haines personnelles ? De quel droit la présence de don Fernando ici vous blesse-t-elle ? Vous n’êtes pas encore mon gendre, que je sache ; je suis maître de recevoir chez moi qui bon me semble.