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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/227

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

bleus ; c’est une espèce de spleen produit par les brouillards de l’Angleterre. Croyez-moi, faites-vous saigner, buvez frais, et dans deux jours vous serez le premier à rire du mauvais tour qu’a voulu vous jouer votre imagination, n’est-ce pas, major ?

— Je le désire, dit l’officier en secouant la tête.

— Bah ! fit don Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon se créer des chimères pour l’attrister ? et puis, qui peut vous inquiéter ?

— Eh ! le sais-je, mon ami ? Sur la frontière, est-on jamais certain de rien ?

— Laissez donc ! les Indiens sont devenus doux comme des agneaux.

En ce moment, un assistente ouvrit la porte et salua le commandant.

— Que voulez-vous ? lui dit celui-ci.

— Seigneurie, répondit l’assistente, un vaquero arrivé à toute bride demande à être introduit ; il se dit porteur de nouvelles importantes.

Cette annonce tomba comme un manteau de plomb sur les convives et glaça leur gaîté factice.

— Qu’il entre, fit le colonel. Et, lançant au jeune homme un regard empreint d’une indicible tristesse : La fatalité se charge de vous répondre, dit-il.

— Nous allons voir, répondit don Fernando avec un sourire contraint.

Des pas résonnèrent dans les salles attenantes, et le vaquero parut.

C’était Pablito.

Cet homme avait bien en ce moment l’apparence d’un porteur de mauvaises nouvelles ; il semblait sortir d’un combat, avoir échappé à un massacre. Ses vêtements étaient en lambeaux et tachés de sang et de boue ; son visage, pâle comme celui d’un mort, avait une expression de tristesse étrange chez un tel homme, et ce n’était qu’avec difficulté qu’il se tenait droit, tant il semblait harassé de la course qu’il avait dû faire pour gagner le presidio. Ses éperons laissaient à chaque pas une trace sanglante sur le parquet, et il s’appuyait sur sa carabine.

Les trois convives le considérèrent un instant avec une expression de pitié mêlée de terreur.

— Tenez, lui dit don Fernando en lui versant un large verre de vin, buvez, cela vous remettra.

— Non, dit Pablito en repoussant le verre qu’on lui tendait, ce n’est pas de vin, c’est de sang que j’ai soif.

Ces paroles furent dites avec une telle expression de haine et de désespoir, que les trois hommes pâlirent et frissonnèrent malgré eux.

— Que se passe-t-il donc ? demanda le colonel avec anxiété.

Le vaquero essuya avec le dos de sa main son front trempé d’une sueur froide, et d’une voix brève et saccadée dont l’accent incisif porta la terreur dans l’âme de ceux qui l’écoutaient :

— Les Indiens descendent, dit-il nettement.

— Vous les avez vus ? demanda le major.

— Oui, fit-il sourdement, je les ai vus.

— Quand cela ? est-ce aujourd’hui ?