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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Ce matin même, señor colonel.

— Loin, d’ici ? reprit-il avec anxiété.

— À vingt lieues à peine, ils ont franchi le del Norte.

— Déjà ! Combien étaient-ils ? le savez-vous ?

— Comptez les grains de sable de la prairie, vous aurez leur nombre.

— Oh ! fit le colonel, c’est impossible ! les Indiens ne peuvent ainsi, du jour au lendemain, se réunir en grand nombre ; la terreur vous aura troublé.

— La terreur ! fit Pablito avec un rire de mépris ; la terreur est bonne pour vous autres, habitants des villes : dans le désert, nous n’avons pas le temps de la connaître.

— Mais enfin, comment viennent-ils ?

— Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage.

— Leur intention serait-elle d’attaquer le presidio ?

— Ils forment un vaste demi-cercle dont les deux points extrêmes vont se rapprochant de plus en plus de ce côté.

— Sont-ils bien loin encore ?

— Oui, car ils agissent avec une certaine méthode, s’établissant solidement dans les lieux qui peuvent être défendus et ne semblant pas être gouvernés par l’instinct seul du pillage, mais paraissant obéir aux impulsions d’un chef aguerri et dont l’influence se fait sentir dans toutes leurs actions.

— Ceci est grave, dit le commandant.

Le major hocha la tête.

— Pourquoi avoir attendu si longtemps pour nous prévenir ? dit-il.

— Ce matin, au lever du soleil, mes camarades et moi avons été enveloppés par plus de deux cents de ces démons qui semblèrent sortir subitement de terre ; nous nous sommes défendus comme des lions ; un est, mort, deux sont blessés, mais nous sommes parvenus à leur échapper, et me voilà. J’attends les ordres que vous avez à me donner.

— Rejoignez votre poste le plus tôt possible : on vous donnera un cheval frais.

— Je pars à l’instant, mon colonel.

Le vaquero salua et se retira. Cinq minutes après on entendit le galop de son cheval résonner sur les cailloux du chemin.

— Eh bien ! dit le commandant en regardant ses deux interlocuteurs, que vous avais-je dit, mes pressentiments étaient-ils menteurs ?

Don Fernando se leva.

— Où allez-vous ? lui demanda le colonel.

— Je retourne à l’hacienda del Cormillo.

— Tout de suite ? sans achever de déjeuner.

— À l’instant. Je suis dévoré par une inquiétude mortelle ; les Indiens peuvent avoir attaqué l’hacienda, et Dieu sait ce qui sera arrivé !

— El Cormillo est fortifié et se trouve à l’abri d’un coup de main ; cependant, je crois que doña Hermosa serait plus en sûreté ici ; tâchez, s’il en est temps encore, de déterminer don Pedro à revenir ; nul ne peut prévoir quelle sera l’issue d’une invasion qui prend d’aussi vastes proportions et l’on ne saurait prendre trop de précautions : je serais heureux de savoir don Pedro et sa fille en sûreté au milieu de nous.