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LES CHASSEURS D’ABEILLES

La voix de l’inconnu avait pris un tel accent de commandement que les étrangers obéirent sans hésiter.

Celui-ci s’assit à terre, posa l’extrémité de la jambe de la jeune fille sur son genou et se prépara.

Heureusement la lune répandait en ce moment une lumière telle qu’une vive clarté inondait le paysage et permettait de voir presque comme en plein jour.

Lorsque la jeune fille s’était sentie piquée, son premier mouvement avait été heureusement d’arracher son bas de soie ; l’inconnu saisit son couteau à un pouce de la pointe, et, fronçant les sourcils avec une détermination terrible, il enfonça cette pointe dans la piqûre et pratiqua une incision cruciale profonde de près de dix lignes et longue de plus d’un pouce.

La pauvre enfant éprouva probablement une douleur horrible, car elle poussa un cri épouvantable et se tordit dans une crise nerveuse.

— Maintenez-la, cuerpo de Cristo ! s’écria l’inconnu d’une voix tonnante, tandis qu’avec un sang-froid et une adresse inouïs il pressait les lèvres de la plaie avec force pour en faire sortir le sang noir et décomposé qu’elle contenait : à présent, les feuilles ! s’écria-t-il.

Le peon accourut.

L’inconnu prit alors les feuilles, entrouvrit les lèvres de la blessure, et lentement, avec soin, il en exprima le suc sur les chairs palpitantes, puis il fit une espèce d’emplâtre de ces feuilles, les appliqua sur la piqûre, les y assujettit fortement au moyen d’une ligature, et, posant avec précaution le pied à terre, il se releva.

La jeune fille, aussitôt qu’une certaine quantité du suc de la liane fut tombée sur la plaie, parut éprouver une sensation de bien-être extrême ; ses spasmes nerveux cessèrent peu à peu, ses yeux se fermèrent ; enfin, elle se laissa aller en arrière, sans tenter plus longtemps de lutter contre les personnes qui continuaient à la tenir entre leurs bras.

— Maintenant, dit l’inconnu, vous pouvez la lâcher : elle dort.

En effet, la respiration mesurée, bien que faible, de la jeune fille, prouvait qu’elle était plongée dans un profond sommeil.

— Dieu soit loué ! s’écria le pauvre père en joignant les mains avec extase : ainsi elle est sauvée ?

— Oui, répondit lentement inconnu, à moins d’un accident imprévu, elle n’a plus rien à craindre.

— Mais quel remède extraordinaire avez-vous donc employé pour obtenir un si heureux résultat ?

L’étranger sourit avec dédain et parut ne pas vouloir répondre ; cependant, après une courte hésitation, cédant peut-être malgré lui à cette vanité secrète qui pousse à son insu tout homme à faire parade de sa science, il se décida à donner l’explication qui lui était demandée.

— Les moindres choses vous étonnent, vous autres gens des villes, dit-il avec ironie ; l’homme dont la vie entière s’est écoulée dans le désert sait bien des choses que les habitants de vos brillantes cités ignorent, quoiqu’ils se plaisent à faire devant nous, pauvres sauvages, parade de leur fausse science