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LES CHASSEURS D’ABEILLES

du courage à ceux qui en manquaient et redoubler l’ardeur des autres.

Deux heures plus tard, les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les rues barricadées avec soin, les canons mis en état, et les femmes et les enfants renfermés dans les bâtiments du fort.

Une barque avait été expédiée au chef-lieu de l’État comme cela avait été convenu dans le conseil, et cent cinquante hommes déterminés s’étaient retranchés dans le vieux presidio, dont ils avaient crénelé les maisons, prêts à faire tête aux Indiens dès qu’ils paraîtraient.

Le gouverneur et le major Barnum semblaient se multiplier, ils étaient partout, encourageant les soldats improvisés, aidant aux travailleurs et donnant du courage à chacun.

Vers trois heures de l’après-midi, un vent assez fort qui s’éleva tout à coup amena du sud-ouest une fumée épaisse qui empêchait de distinguer au loin les objets, et causée par l’embrasement de la campagne ; comme les habitants du pueblo savaient que du lieu d’où elle venait elle ne pouvait provenir que du fait des Indiens, leur inquiétude et leur anxiété redoublèrent.

Les nations indiennes emploient toujours ce moyen lorsqu’elles veulent faire une invasion sur le territoire des blancs, moyen excellent pour leur système d’attaque par surprise, car, en couvrant tout le pays de fumée, elles empêchent les éclaireurs de les apercevoir de loin, et elles peuvent facilement dissimuler leur nombre et leurs manœuvres.

Ce jour-là, malheureusement pour les Mexicains, les Indiens réussirent d’autant mieux que le vent amenait la fumée sur les plaines et qu’à peine on pouvait voir à dix pas de distance.

Au milieu d’un sol uni comme celui des prairies, qui n’offre aucun point propre à masquer une marche, et où de loin rien n’est plus facile que d’apercevoir l’ennemi entièrement découvert, ce stratagème employé par les Indiens est, on est forcé d’en convenir, des plus simples et en même temps des plus ingénieux.

Le moment avait été on ne peut mieux choisi pour une invasion : on était dans la pleine lune, époque que les Apaches choisissent toujours à cause de la clarté des nuits.

Les éclaireurs arrivaient au galop les uns après les autres annoncer au gouverneur l’approche de l’ennemi qui, d’après leurs calculs, devait arriver pendant la nuit même devant le presidio de San-Lucar.

Le nombre des Indiens croissait à chaque instant. Leurs hordes couvraient toute la campagne ; ils venaient avec une rapidité effrayante, semblant concentrer toutes leurs forces sur le malheureux pueblo.

Le gouverneur fit tirer les trois coups de canon d’alarme ; alors on vit les pauvres rancheros de la plaine arriver en foule dans la ville, traînant avec eux leurs bestiaux, leurs meubles, et versant des larmes de désespoir et de rage à l’aspect de leurs moissons détruites en quelques instants.

Ces pauvres gens campèrent comme ils le purent dans les carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, tous ceux auxquels leur âge permettait de porter les armes s’élancèrent aux