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LES CHASSEURS D’ABEILLES

on voyait de longues files d’Indiens qui arrivaient en hâte de tous les côtés ; d’autres plantaient les piquets et établissaient de nombreux callis, enfin la ville était complètement investie.

Chose inouïe, jusqu’alors, et que les plus anciens soldats du fort ne se rappelaient pas avoir remarquée dans leurs guerres précédentes avec les Indiens, c’est l’ordre qui présidait à tout ce désorde, c’est-à-dire la façon dont les callis étaient groupés, la marche serrée et martiale de l’infanterie indienne, la précision de ses mouvements, et surtout, ce qui confondit toutes les prévisions du colonel et du major, ce fut de voir les Apaches tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément un retranchement en terre qui les mit à l’abri du canon.

— Sangre de Dios ! s’écria le colonel en frappant du pied, avec colère, ces misérables ont un traître parmi eux ; jamais ils n’ont fait la guerre ainsi.

— Hum ! murmura le major en mordant sa moustache, nous aurons, je le crains, affaire à de rudes jouteurs.

— Oui, reprit le colonel, et, s’il ne nous arrive pas un secours de la Ciudad, je ne sais pas trop comment cela finira.

— Mal, colonel ! Caraï ! je crains bien que nous n’y laissions notre peau. Voyez, ils sont plus de trois mille.

— Sans compter, reprit don José avec tristesse, ceux qui arrivent encore et qui noircissent la plaine dans toutes les directions. Mais que signifie ce bruit ? ajouta-t-il en regardant du côté où les sons d’une trompette venaient de retentir.

Quatre sachems, précédés d’un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière du vieux presidio.

— Que veut dire cela ? fit le colonel ; ils semblent demander à parlementer. Croient-ils que je serai assez niais pour donner dans le piège ? Major, un coup de canon à mitraille dans ce groupe de païens, pour leur apprendre à nous prendre pour des imbéciles.

— Je crois que nous aurions tort, colonel, et que nous ferions mieux de nous aboucher avec eux : de cette façon nous connaîtrions leurs intentions.

— Vous avez peut-être raison, mon ami, mais qui de nous sera assez fou pour risquer sa peau au milieu de ces bandits sans foi ni loi ?

— Moi, si vous le permettez, colonel, répondit simplement le major.

— Vous ? s’écria don José avec étonnement.

— Oui, n’est-il pas de notre devoir de ne laisser échapper aucune chance de sauver les malheureux confiés à notre garde et à notre honneur ? Je ne suis qu’un homme, ma vie importe peu à la défense du pueblo, la démarche que je vais tenter peut le sauver.

Le colonel étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami, et d’une voix entrecoupée par l’émotion que vainement il cherchait à contraindre :

— Allez, puisque vous le voulez absolument, dit-il.

— Merci ! répondit le major avec un mouvement de joie.

Et il se dirigea d’un pas ferme du côté de la barrière.