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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Ne vous suffit-il pas de savoir que je suis en mesure de servir efficacement les projets de vengeance que vous méditez ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, ni à quoi vous faites allusion, répondit le jeune homme avec hauteur.

— Ah ! ah ! fit l’autre avec un ricanement sinistre, c’est ainsi que vous me répondez !

— Pourquoi vous répondrais-je autrement ? quel titre avez-vous à ma confiance, de quel droit, en supposant que j’aie un secret, cherchez-vous à le connaître ?

— Parce que votre ennemi est le mien, qu’en vous vengeant je me venge : me comprenez-vous maintenant ?

— Pas plus que tout à l’heure ; si vous n’avez pas autre chose à me dire, mieux vaut que nous brisions là cet entretien inutile, et que nous nous séparions.

L’inconnu fit un geste d’impatience, il ne s’était pas attendu à rencontrer tant de raideur.

— Un mot encore, don Torribio Quiroga, dit-il ; l’homme que vous haïssez, dont déjà vous avez tramé la mort, se nomme don Fernando Carril ; cet homme, que depuis quelque temps vous rencontrez partout sur votre passage, contrecarrant vos projets et ruinant vos espérances, cet homme vous a battu dans toutes les rencontres ; votre vie même lui appartient ; il vous a enlevé jusqu’au cœur de celle que vous aimez. Suis-je bien informé ? Aurez-vous confiance en moi maintenant ?

Don Torribio avait écouté avec un mélange de tristesse et de colère la révélation de l’être singulier qui lui parlait :

— Oui, dit-il en serrant le poing avec rage, oui, vous êtes bien instruit ; que ces renseignements vous viennent du ciel ou de l’enfer, peu m’importe, ils sont exacts ; cet homme est mon mauvais génie, partout et toujours je l’ai rencontré sur mes pas, me barrant le passage et renversant, comme en se jouant mes plus chères espérances. Oh ! pour me venger de lui, pour le tenir haletant et désespéré en mon pouvoir, je sacrifierais ma fortune entière.

— Je savais bien que nous finirions par nous entendre.

— Ne raillez pas, señor, ma douleur est immense. J’aurais tout pardonné à cet homme, son bonheur insolent, ses succès dans le monde où il brille à mes dépens, les monceaux d’or qu’il gagne avec une si superbe indifférence, je lui aurais tout pardonné, vous dis-je, s’il n’avait détruit ma plus chère espérance en me ravissant le cœur de celle que j’aime, car, bien que rien de positif ne soit venu corroborer mes soupçons, j’ai acquis ce soir même une certitude morale que rien ne saurait détruire ; le cœur d’un amant ne se trompe pas, la jalousie rend clairvoyant ; dès l’apparition de don Fernando dans le salon de don Pedro de Luna, j’ai deviné en lui un rival, et un rival préféré.

— Si vous le voulez, je vous vengerai de don Fernando, et je livrerai doña Hermosa entre vos mains.

— Vous feriez cela ! s’écria le jeune homme avec un vif mouvement de joie.