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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Il y eut un assez long silence entre les deux hommes. La nuit était sombre ; le vent sifflait tristement à travers les branches des arbres ; des bruits sans nom passaient, emportés sur l’aile de la brise.

Don Torribio répondit enfin d’une voix sourde :

— Vous me donnez vingt-quatre heures, je vous en demande quarante-huit avant de prendre une détermination quelconque. Je veux faire une dernière tentative auprès de celle que je devais épouser ; vous voyez que je suis franc avec vous. Du résultat de cette démarche dépendra la ligne de conduite que j’adopterai.

— Soit ! fit le Chat-Tigre, mieux vaut qu’il en soit ainsi ; votre concours sera plus efficace et votre volonté plus ferme lorsque votre dernière illusion vous aura été ravie. Allez donc, de mon côté je ne demeurerai pas inactif.

— Merci ! Au cas où je doive vous faire connaître ma détermination, en quel endroit vous trouverai-je ?

— Je vous attendrai à la baranca del Frayle.

— C’est convenu. Dieu veuille, ajouta-t-il avec un soupir, que la fatalité ne me contraigne pas à m’y rendre !

Le Chat-Tigre ricana en haussant les épaules, et, sans répondre autrement, il éperonna son cheval et disparut dans les ténèbres.

Nous avons rendu compte plus haut de la façon dont le vieux partisan avait agi ainsi qu’il l’avait promis à don Torribio.

La défection opérée parmi les Apaches, grâce à l’influence de Tamantzin, la nuit où le Chat-Tigre avait quitté les Indiens pour aller au rendez-vous qu’il avait donné au Cœur-de-Pierre, n’avait pas obtenu le succès qu’en espérait le sorcier ; le retour imprévu du vieux chef avait suffi pour lui rendre toute son autorité sur les Apaches, accoutumés depuis de longues années à lui obéir, et dont les courses sur la frontière avaient toujours été fructueuses depuis qu’il les commandait.

Le Chat-Tigre n’avait même pas eu besoin de faire justice du sorcier, le Zopilote s’était chargé de ce soin ; cette exécution sommaire avait produit un excellent effet sur ces natures abruptes et sauvages, que la force brutale pouvait seule dompter.

Cependant le Chat-Tigre n’avait pas voulu laisser refroidir la recrudescence de dévouement que lui témoignaient les Peaux-Rouges, et, bien que ses dernières dispositions ne fussent pas prises et que la défection du Cœur-de-Pierre lui créât de sérieux embarras pour la réussite de ses projets, il avait compris la nécessité de brusquer son expédition, au risque de la voir échouer, comptant exploiter à son profit la haine de don Torribio, dont la haute position dans la province était pour lui extrêmement avantageuse. Il avait réuni tous les Indiens en état de porter les armes dont il pouvait disposer, avait traversé le Rio-Grande del Norte, et cette troupe d’oiseaux de proie s’était abattue comme un ouragan dévastateur sur la malheureuse frontière indienne, brûlant, pillant, massacrant, et passant comme un horrible fléau sur ces magnifiques campagnes qu’ils changeaient en d’effrayants déserts. Don Torribio Quiroga fut un des premiers à apprendre l’invasion indienne ; cette nouvelle lui causa une émotion indéfinissable, mélangée de douleur et