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LES CHASSEURS D’ABEILLES

yeux à ce gaillard-là, puis, comme il pourrait chercher à enlever son bandeau avec ses mains, vous aurez soin de les lui attacher le long du corps. Seulement, comme c’est simplement une mesure de prudence que je vous recommande, vous y mettrez toute la douceur et la délicatesse dont vous êtes susceptible : vous m’avez bien compris ?

— Oui, canarios ! il ne faut pas être sorcier pour cela.

— Eh bien ! dépêchons ! il faut que mes ordres soient exécutés dans cinq minutes, et que dans dix nous soyons partis.

Le blessé avait en effet repris des forces, car, ainsi que l’avait dit le chef, ses blessures, quoique nombreuses, étaient loin d’être graves ; la perte de sang avait seule causé la prostration dans laquelle il était tombé.

Peu à peu il avait recouvré assez de connaissance pour savoir en quelles mains il se trouvait et, quoique trop faible encore pour faire le moindre geste ou opposer une résistance quelconque aux bandits qui l’entouraient, la présence d’esprit lui était assez revenue pour qu’il comprît qu’il devait agir avec la plus grande prudence et éviter d’éveiller sur son état les soupçons de gens qui n’auraient pas un instant hésité à le sacrifier à leur sûreté.

Aussi, lorsque Carlocho, d’après les injonctions de Pablito, lui mit une cravate roulée sur les yeux et lui attacha les mains, il feignit la plus grande insensibilité et se prêta à tout ce qu’on voulut de lui, intérieurement rassuré par ces précautions qui lui indiquaient que sa vie était provisoirement en sûreté.

— Maintenant que faut-il faire ? demanda Carlocho.

— Prenez le blessé entre deux ou trois et portez-le avec précaution dans la barque qui m’attend à quelques pas d’ici ; surtout faites attention, drôles, répondit Pablito, qu’au moindre cahot un peu dur je vous fais sauter la cervelle.

— Caraï ! ne put s’empêcher d’observer le vaquero en le regardant avec surprise.

— Dame ! fit Pablito en haussant les épaules, puisque vous avez été assez bêtes pour ne pas le tuer quand vous le pouviez, tant pis pour vous ! maintenant vous le soignerez : cela vous apprendra une autre fois à mettre de la courtoisie, ou, si vous l’aimez mieux, de la maladresse dans un guet-apens.

Carlocho ouvrit de grands yeux à cette boutade, qu’il lui fut impossible de comprendre, mais il se hâta d’obéir.

Don Fernando fut conduit ainsi dans un canot par Pablito, Carlocho et un troisième vaquero, tandis que les autres s’éloignaient par terre, en emmenant avec eux les chevaux de leurs compagnons.

Trois heures plus tard le prisonnier, auquel ses conducteurs n’avaient pas adressé une parole pendant la route, était rendu au présidio, et enfermé dans une maison louée depuis quelques jours, sous un faux nom, par le Chat-Tigre, circonstance qu’ignorait le jeune homme.

Le bandeau lui avait été enlevé, la liberté de ses membres, rendue. Mais un homme masqué, placé dans sa chambre et muet comme un catafalque, ne le quittait pas des yeux.