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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Oui, et, je vous en avertis, soyez prudent, car peut-être il vous entend en ce moment même, bien qu’invisible à vos yeux et aux miens.

— Que m’importe ! s’écria avec énergie don Pedro ; maintenant que mon mauvais destin m’a fait tomber au pouvoir de ce démon, je n’ai plus de ménagements à garder, car cet homme est sans pitié, et ma vie ne m’appartient déjà plus.

— Qu’en savez-vous, señor don Pedro de Luna ? répondit une voix railleuse.

L’haciendero tressaillit et fit un pas en arrière en poussant un cri étouffé. Le Chat-Tigre, bondissant avec l’agilité de l’animal dont il portait le nom, avait sauté du sommet d’une roche élevée qui surplombait le sentier à quelque distance, et était venu tomber légèrement à deux pas de lui.

Il y eut un instant d’un silence terrible. Les deux hommes placés ainsi face à face, les regards étincelants et les lèvres crispées par la colère, s’examinaient avec une ardente curiosité.

C’était la première fois que l’haciendero voyait le terrible partisan dont la sanglante renommée s’étendait jusque dans les bourgades les plus ignorées du pays, et qui depuis trente ans promenait la terreur sur les frontières mexicaines.

Nous donnerons en quelques mots le portrait de cet homme appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.

Le Chat-Tigre était une espèce de colosse de près de six pieds ; ses épaules larges et ses membres sur lesquels se dessinaient des muscles d’une rigidité marmoréenne, montraient que, bien que depuis longtemps il eût dépassé le milieu de la vie, sa vigueur était encore dans toute son intégrité ; ses longs cheveux blancs comme les neiges du Coatepec tombaient en désordre sur ses épaules et se mêlaient à sa barbe aux reflets argentés qui couvrait sa poitrine, son front était large et ouvert ; il avait le regard de l’aigle sous des sourcils de lion ; toute sa personne offrait, en un mot, le type complet de l’homme du désert, grand, fort, majestueux et implacable ; bien que son teint flétri par les intempéries des saisons eût acquis presque la couleur de la brique, il était cependant facile de reconnaître aux lignes pures et accentuées de son visage que cet homme appartenait à la race blanche.

Son costume tenait le milieu entre celui des Mexicains et des Peaux-Rouges, c’est-à-dire que, bien qu’il portât le zarapé, ses mitasses en deux parties, cousus avec des cheveux attachés de place en place, et ses moksens de couleurs différentes brodés en piquants de porc-épic et garnis de verroteries et de grelots, témoignaient de sa préférence pour les Indiens, dont au reste il semblait avoir entièrement adopté les coutumes et le genre de vie.

Un large couteau à scalper, une hachette, un sac de plomb et une poire à poudre étaient pendus à une ceinture de cuir fauve qui lui serrait étroitement les flancs.

Détail singulier chez un Blanc, une plume d’aigle à tête blanche était plantée au-dessus de son oreille droite, comme si cet homme affichait la prétention d’être le chef d’une tribu indienne.