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LES CHASSEURS D’ABEILLES

sourd et sans cause connue, qui semble être la respiration puissante de la nature endormie.

Le chef blanc, sur le point de tenter l’effort suprême qui devait affranchir la race indienne, et préparer le succès de ses mystérieuses machinations, se laissait aller avec délices au monde de pensées qui bouillonnaient dans son cerveau ; seul vis-à-vis de lui-même, il jugeait ses actes et demandait avec ferveur à Celui qui peut tout et qui, d’un regard, sonde les cœurs, de ne pas l’abandonner, si la cause pour laquelle il combattait était juste.

Une main se posa lourdement sur son épaule.

Ramené brutalement au sentiment de sa position, le Chat-Tigre tressaillit ; il passa sa main sur son front moite de sueur et il se retourna. Le sorcier était près de lui, le regardant avec ses yeux de tigre et grimaçant un sinistre sourire.

— Que veux-tu, lui dit-il sèchement,

— Mon père est-il content de moi ? répondit le sorcier ; le Wacondah a-t-il bien parlé aux sachems ?

— Oui, dit le chef en réprimant un geste de dégoût, tu peux te retirer.

— Mon père est grand et généreux, reprit le sorcier, l’esprit me fait horriblement souffrir lorsqu’il me possède.

Le Chat-Tigre prit un collier de perles dans sa poitrine, il le jeta au misérable, qui le reçut avec un cri de joie.

— Va-t’en ! lui dit-il avec un geste de mépris.

L’amantzin, qui sans doute avait obtenu tout ce qu’il désirait, se retira sans ajouter un mot.

Don Torribio s’était éloigné avec les autres chefs pour se rendre à son poste, mais, arrivé à quelque distance, il leva les yeux vers le ciel et sembla calculer mentalement l’heure qu’il était par la position des étoiles.

— J’ai le temps, murmura-t-il à voix basse. Et il se dirigea en toute hâte vers le toldo qui servait d’abri à doña Hermosa ; de nombreuses et vigilantes sentinelles l’entouraient.

— Elle repose, dit-il en se parlant à demi-voix, elle repose bercée par des rêves d’enfant. Mon Dieu ! vous qui savez la grandeur de mon amour et ce que je lui ai sacrifié, faites qu’elle soit heureuse !

Il s’approcha alors d’un vaquero qui, appuyé contre un arbre, fumait silencieusement sa mince cigarette, les yeux fixés sur le toldo.

— Verado, lui dit-il avec une certaine émotion qu’il ne put entièrement réprimer, je t’ai deux fois sauvé la vie au risque de la mienne. T’en souviens-tu ?

— Je m’en souviens, répondit laconiquement le vaquero.

— Aujourd’hui, je viens à mon tour te demander un service : puis-je compter sur toi ?

— Parlez, don Torribio : tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai pour vous servir.

— Merci, mon bon compagnon. Ma vie, mon âme, tout ce que j’ai de plus cher au monde, enfin, est renfermé dans ce toldo ; je te le confie. Me jures-tu de le défendre, quoi qu’il arrive ?