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LES CHASSEURS D’ABEILLES

maient, les avait adjugées aux sachems les plus puissants de son entourage.

Le vieux partisan avait établi son quartier général dans l’ancienne demeure que don Torribio Quirogea possédait dans le vieux faubourg, et que le jeune homme avait gracieusement fait disposer pour le recevoir.

Doña Hermosa et son père avaient repris possession de leur maison.

La ville, entièrement habitée par les Indiens, avait un aspect lugubre : plus de commerce, plus de chants joyeux, plus rien de ce qui animait jadis l’insouciante colonie mexicaine ; à chaque pas des décombres, des ruines ; çà et là abandonnés dans les rues, des cadavres, sur lesquels s’acharnaient les oiseaux de proie, empestaient l’air.

Enfin, partout on retrouvait l’aspect de la désolation qu’entraîne à sa suite une guerre acharnée entre deux races ennemies depuis des siècles.

Huit jours environ après les événements que nous avons rapportés dans le précédent chapitre, vers dix heures du matin, trois personnes, réunies dans le salon de la maison de don Pedro de Luna, causaient à voix basse.

Ces trois personnes étaient don Pedro lui-même, doña Hermosa, et le digne capataz Luciano Pedralva qui, grâce au costume hétéroclite de vaquero dont il s’était affublé, ressemblait à un affreux bandit, ce qui faisait rire malgré elle Na Manuela, placée en vedette auprès d’une fenêtre, chaque fois qu’elle jetait les yeux sur lui, au grand désespoir du capataz qui, du profond de son cœur, donnait au diable ce déguisement maudit.

— Ainsi, voilà qui est convenu, Luciano, mon ami, disait don Pedro, il faut ajuster vos flûtes et vous préparer à entrer en danse.

— C’est donc pour aujourd’hui la cérémonie ?

— Sans faute, oui, mon ami : j’avoue que nous vivons dans de singuliers temps et surtout dans de singuliers pays ; j’ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe toutes.

— Moi je la trouve on ne peut plus logique au point de vue des Indiens, dit doña Hermosa.

— C’est possible, mon enfant, je ne veux pas discuter avec toi, mais tu conviendras qu’il y a un mois nous étions loin de nous attendre à un si prompt rétablissement du pouvoir apache sur cette frontière.

— Vous comprenez, don Pedro, que moi je ne vois goutte à tout cela, seulement il me semble que pour un futur souverain, le Chat-Tigre n’est guère magnanime.

— Qu’entends-tu par là, Luciano, mon ami ?

— Dame ! j’entends ce que tout le monde doit entendre sans doute ; la lettre qu’il a adressée avant-hier à don Fernando est assez explicite, je suppose car il lui dit bel et bien que si, dans cinq jours, il est encore dans la colonie, il le fera pendre.

— S’il peut s’en emparer ! dit vivement doña Hermosa.

— C’est entendu, señorita, fit le capataz.

— Pourquoi t’étonner de cela, Luciano ? répondit don Pedro avec bonhomie ; mon Dieu ! l’on voit tant de choses extraordinaires dans ce monde ! Ainsi moi je