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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Caraï ! s’écria don Estevan, c’est un secret précieux que vous possédez là.

— Vous en jugerez bientôt. Suivez-moi. Vous connaissez le guaco, évidemment ?

— Certes, j’ai plusieurs fois assisté à ses combats contre des serpents.

— Bien. Vous ignorez sans doute quel moyen cet intelligent oiseau emploie pour guérir les blessures qu’il reçoit dans ces combats acharnés qui se terminent toujours par la mort du serpent ?

— Je vous avoue, mon ami, que jamais je n’ai songé à approfondir cette question.

— Alors, répondit en riant don Fernando, il est heureux que j’y aie songé pour nous deux. Venez, j’aperçois à quelques pas d’ici plusieurs tiges de mikania enroulées après ces chênes-lièges et ces mezquites, voilà ce qu’il nous faut, nous allons faire provision de feuilles de la liane du guaco.

Don Estevan, sans chercher à comprendre le but que se proposait son ami, suivit son exemple, et se mit à récolter les feuilles de la liane que celui-ci lui avait indiquée. Bientôt, grâce à l’ardeur que tous deux mettaient à dépouiller la liane, une assez grande quantité de feuilles joncha la terre. Lorsque don Fernando jugea qu’il y en avait une quantité suffisante, il les entassa dans son zarapé, et regagna l’endroit où les chevaux avaient été laissés.

Et sans plus d’explication le chasseur se mit à hacher les feuilles sur une pierre plate qu’il avait ramassée à cet effet au bord de l’eau.

Don Estevan, intéressé malgré lui par cette mystérieuse opération, se mit en devoir d’exprimer dans un couï le jus des feuilles au fur et à mesure que le chasseur les lui passait.

Ce travail dura une heure environ ; au bout de ce temps le couï ou moitié de calebasse se trouva rempli jusqu’au bord d’une liqueur verdâtre.

— Et maintenant qu’allons-nous faire ? dit don Estevan de plus en plus intrigué.

— Ah ! répondit en riant don Fernando, voici où la question devient délicate, mon ami ; nous allons nous déshabiller, puis, avec la pointe de notre navaja, nous nous ferons sur la poitrine, sur les bras, sur les cuisses, entre les doigts et les orteils, des incisions longitudinales assez profondes pour laisser jaillir légèrement le sang, ensuite nous introduirons avec soin dans ces incisions la liqueur verdâtre que nous avons récoltée. Vous sentez-vous le courage de vous inoculer ce jus de mikania ?

— Certes, mon ami, bien que l’opération doive être, je le suppose, assez douloureuse ; mais quel bien nous en reviendra-t-il ?

— Oh ! la moindre des choses, nous serons tout simplement invulnérables, nous pourrons impunément fouler aux pieds des myriades de serpents dont les morsures seront alors pour nous aussi inoffensives que des piqûres d’épingle.

Le chasseur se déshabilla sans plus de discussion, et il commença froidement à se faire des incisions sur le corps ; don Estevan n’hésita plus à suivre son exemple.