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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Lorsqu’ils se furent ainsi tailladés à qui mieux mieux, ils frottèrent leurs blessures avec le jus de la liane, demeurèrent nus quelques instants pour donner à la liqueur le temps de pénétrer et de s’infiltrer complètement dans les chairs, puis ils reprirent leurs habits.

— Là, voilà qui est fait, dit don Fernando. Il est inutile de garder nos chevaux, les pauvres bêtes périraient infailliblement, car ils ne sont pas comme nous garantis des morsures : laissons-les ici, nous les prendrons en revenant, seulement nous ferons bien de les entraver, afin qu’ils ne s’éloignent pas trop.

Les harnais furent cachés avec soin sous les buissons, puis les deux hardis aventuriers se mirent en route à pied, le fusil jeté en bandoulière, et ne tenant à la main qu’une branche de mezquite mince et flexible destinée à couper en deux les reptiles qui se dresseraient sur leur passage.

L’aspect du paysage avait complètement changé : au lieu des sentes assez larges qu’ils avaient suivies jusqu’à ce moment, ils côtoyaient d’interminables marécages au-dessus desquels bourdonnaient des millions de moustiques, et dont les eaux verdâtres exhalaient des miasmes pestilentiels ; plus ils s’avançaient dans cette direction, plus ces marais devenaient nombreux.

Les deux jeunes gens marchaient rapidement, l’un derrière l’autre, agitant les herbes à droite et à gauche avec leurs baguettes, afin d’effrayer les reptiles de toutes sortes, et suivant une trace laissée par le passage d’une troupe assez nombreuse de cavaliers.

Tout à coup ils se trouvèrent, devant un cadavre horriblement enflé et putréfié, par-dessus lequel il leur fallut enjamber.

— Eh ! fit don Fernando, voilà un pauvre diable qui probablement ne connaissait pas la liane du guaco.

Au même instant un sifflement aigu se fit entendre, un charmant petit serpent, gros tout au plus comme le petit doigt, et long de sept ou huit pouces, sortit de dessous le cadavre, et, se dressant sur sa queue, il bondit avec une rapidité extrême et s’attacha à la cuisse droite du chasseur.

— Pardon ! cher ami, dit froidement celui-ci, vous vous trompez. Et, le saisissant par la queue, il le fit tournoyer et lui écrasa la tête. C’est un ruban, ajouta-t-il : quand on est piqué par lui, on en a juste pour onze minutes ; on devient jaune, puis vert ; on enfle, et tout est dit, on est mort ; seulement, on a la consolation de changer une dernière fois de couleur et de passer du vert au noir ; c’est particulier, n’est-ce pas, Estevan ?

— Caraï ! répondit celui-ci avec un certain effroi dont il ne fut pas le maître, savez-vous que vous avez eu une bien heureuse idée, Fernando ?

— Je le crois bien, répondit-il, sans cela nous serions déjà morts tous deux.

— Vous croyez, cher ami ?

— Pardieu ! c’est évident : écrasez donc ce corail qui vous grimpe après la jambe.

— Tiens, tiens, tiens ! c’est vrai ; voilà un gaillard qui n’est pas gêné, par exemple ! Tout en disant cela, le jeune homme saisit le serpent et l’écrasa.

— Quel délicieux pays, hein ! reprit don Fernando ; comme c’est divertissant de voyager par ici ! Bon ! encore des cadavres ; cette fois l’homme et le