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LES CHASSEURS D’ABEILLES

pauvre nourrice que vous vous êtes emparé : regardez Estevan, vous tous qui avez connu sa mère, et dites, si vous l’osez, qu’il n’est pas son fils !

En effet, cette ressemblance frappante ; mais à laquelle jusqu’à ce jour, à cause de la position du jeune homme, nul n’avait fait attention, dès qu’on fut averti de sa véritable origine, dissipa tous les doutes.

— Oh ! vous serez toujours ma mère ! s’écria le jeune homme avec âme.

— Ma mère ! dit don Fernando avec bonheur en se jetant dans ses bras.

Don Pedro, après une si grande douleur, éprouvait une joie immense.

Le Chat-Tigre, forcé de s’avouer vaincu, poussa un rugissement de bête fauve.

— Ah ! s’écria-t-il avec rage, c’est ainsi ? Mais tout n’est pas dit encore !

Et, tirant rapidement un poignard de dessous ses vêtements, il se précipita à corps perdu sur don Pedro, qui, tout à son bonheur, avait oublié sa présence.

Mais un homme veillait. Don Luciano s’était sournoisement glissé dans le jacal et s’était placé derrière le bandit, dont il surveillait attentivement tous les mouvements. Au geste qu’il lui vit faire, il lui jeta les bras autour du corps et le maintint immobile, malgré les efforts désespérés du misérable pour lui échapper.

Au même instant le lepero bondit dans le jacal, le couteau à la main, et, avant qu’on eût le temps de s’y opposer, il l’enfonça jusqu’à la garde dans la gorge du bandit.

— Tant pis ! dit-il, l’occasion était trop belle, jamais ma navaja n’aurait rencontré si juste, j’espère que ce coup me fera pardonner les autres !

Le Chat-Tigre demeura un instant debout, vacillant à droite et à gauche comme un chêne à demi-déraciné qui tremble sur sa base ; il roula autour de lui des yeux dans lesquels la fureur luttait encore contre l’agonie qui déjà les rendait hagards ; il fit un effort suprême pour prononcer une dernière malédiction, mais sa bouche se contracta horriblement, un flot de sang noir jaillit de sa gorge ouverte, il tomba de son haut sur le sol, se tordit un instant comme un reptile aux yeux des assistants de cet épouvantable spectacle, et demeura immobile ; il était mort, mais sur son visage bouleversé par l’agonie l’expression d’une haine implacable survivait encore à la vie qui l’avait abandonné.

— Justice est faite, dit Na Manuela d’une voix vibrante : là est le doigt de Dieu !

— Prions pour lui, dit don Pedro en tombant à genoux auprès du cadavre.

Les assistants, subjugués par cette action si noble et si simple, suivirent son exemple et s’agenouillèrent à ses côtés.

Le lepero, une fois son rôle terminé, avait jugé prudent de disparaître, non cependant sans avoir échangé un regard d’intelligence avec le digne capataz, qui souriait sournoisement dans sa moustache grise.

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