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LES CHASSEURS D’ABEILLES

de sa noblesse et tenait aux almenas de ses murailles, marques distinctives dont au temps de la domination espagnole les gentilshommes seuls avaient le droit de faire parade.

Depuis l’époque où, à la suite de Fernand Cortez, l’aventurier de génie, un Lopez de Luna avait posé le pied en Amérique, la fortune de cette famille, — bien pauvre et bien réduite alors, car ce don Lopez ne possédait littéralement que la cape et l’épée, — la fortune de cette famille, disons-nous, avait pris un essor incroyable et était entrée dans une voie de prospérité que rien dans la suite des temps n’avait pu entraver : aussi don Pedro de Luna, le représentant actuel de cette ancienne maison, jouissait-il d’une richesse dont certes il eût été bien empêché de connaître le chiffre : richesse qui s’était accrue encore de la part de don Antonio de Luna, son frère aîné, disparu depuis plus de vingt-cinq ans à la suite d’événements sur lesquels nous aurons à revenir, et que l’on supposait mort tragiquement dans les mystérieux déserts qui avoisinaient l’hacienda, soit qu’il eût succombé aux horribles atteintes de la faim, soit, ce qui était plus probable, qu’il fût tombé entre les mains des Apaches, ces implacables ennemis des Blancs auxquels ils font sans relâche une guerre acharnée.

Bref, don Pedro était le seul représentant de son nom et sa fortune était immense ; nul ne peut se figurer, s’il n’a visité l’intérieur du Mexique, les richesses enfouies dans ces contrées, presque ignorées, où certains propriétaires, s’ils se souciaient de mettre ordre à leurs affaires, se trouveraient cinq ou six fois plus riches que les plus gros capitalistes européens.

Bien que tout semblât sourire à l’opulent haciendero et qu’aux yeux superficiels du monde, il parût avec quelque apparence de raison jouir d’un bonheur sans mélange, cependant le front de don Pedro, creusé par deux rides profondes, la sévérité triste de son visage, son regard souvent fixé vers le ciel avec une expression de sombre désespoir, laissaient deviner que cette existence, que tous se figuraient si heureuse, était sourdement agitée par une douleur profonde que les années, en s’accumulait augmentaient encore au lieu d’y apporter un soulagement.

Mais quelle était cette douleur ?

Quels orages avaient troublé le cours de cette vie si calme à la surface ?

Les Mexicains sont les hommes les plus oublieux de la terre ; cela tient sans doute à la nature de leur climat sans cesse bouleversé par les plus effrayants cataclysmes : le Mexicain, dont la vie se passe sur un volcan, qui sent le sol incessamment trembler sous ses pieds, ne songe qu’à vivre vite, au jour le jour ; pour lui hier n’existe plus, demain ne se lèvera peut-être jamais, car aujourd’hui seul lui appartient.

Les habitants de l’hacienda de las Norias, sans cesse exposés aux excursions de leurs redoutables voisins les Peaux-Rouges, sans cesse occupés à se défendre contre leurs attaques et leurs déprédations, étaient naturellement encore plus oublieux que le reste de leurs compatriotes d’un passé qui ne les intéressait pas.

Le secret de la douleur de don Pedro, si réellement un tel secret existait, appartenait donc à peu près à lui seul ; et comme jamais il ne se plaignait et