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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/49

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— À une seule, soit ! parlez, je vous écoute.

— Comment trouves-tu doña Hermosa ? elle a de bien jolis yeux, n’est-ce pas ? On croirait qu’elle a dérobé un morceau du ciel, tant ils sont azurés.

À cette question, faite ainsi à brûle-pourpoint, le jeune homme tressaillit, une rougeur fébrile envahit subitement son visage.

— Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il d’une voix mal assurée.

— Que t’importe ? réponds-moi, puisque tu t’es engagé à le faire.

— Je n’ai pas songé à la regarder, dit-il avec un embarras croissant.

— Tu mens, garçon, tu l’as fort bien regardée, au contraire, ou les jeunes gens d’aujourd’hui ressemblent bien peu à ceux de mon temps, ce que je ne saurais croire.

— Eh bien ! c’est vrai, peu m’importe qui le sache ! s’écria-t-il d’un ton où l’embarras et la mauvaise humeur se confondaient, j’ai regardé cette doña Hermosa, ainsi que vous la nommez, et je l’ai trouvée fort belle ; êtes-vous satisfait ?

— À peu près ; c’est tout l’effet qu’a produit sur toi la vue de cette charmante créature ?

— Je ne suis pas tenu de vous répondre, père ; ceci est une seconde question.

— C’est juste ; du reste, je sais d’avance ta réponse : aussi je te dispense de me la faire.

Le jeune homme baissa la tête pour échapper au regard investigateur du Chat-Tigre.

— Maintenant, reprit-il au bout d’un instant, revenons à notre explication.

— Tu es un ingrat qui ne veux rien comprendre : comment n’as-tu pas deviné que, dans toute cette affaire, je n’ai agi que dans ton intérêt ?

Le Cœur-de-Pierre fit un bond d’étonnement.

— Dans mon intérêt ! s’écria-t-il ; qu’y a-t-il de commun entre cette jeune fille et moi ? vous voulez rire à mes dépens !

— Pas le moins du monde ; je parle au contraire fort sérieusement.

— S’il en est ainsi, je vous avoue que je n’y suis plus du tout.

— Allons, allons, c’est toi qui veux rire à mes dépens ! Comment ! dans toute cette affaire, je te ménage le plus beau rôle, je te rends intéressant, je te pose en sauveur, et tu ne me comprends pas ?

— Ce rôle que vous dites m’avoir ménagé, je l’ai fort bien pris tout seul, sans aucune intervention de votre part.

— Tu crois cela, garçon ? fit-il avec un rire railleur.

Le jeune homme ne jugea pas nécessaire d’insister sur ce point.

— J’admets, reprit-il, que tout se soit passé conformément à vos prévisions ; mais, maintenant que ces voyageurs sont au téocali, quelles sont vos intentions à leur égard ?

— Ma foi ! garçon, je t’avoue que je ne suis pas encore décidé à ce sujet ; cela dépendra absolument de toi.

— De moi ! s’écria le jeune homme en tressaillant.

— Ma foi ! oui ; réfléchis, vois ce que tu veux en faire : je te promets de me conformer entièrement à tes désirs.