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LES CHASSEURS D’ABEILLES

soleil avait disparu derrière les hautes cimes des montagnes ; d’épaisses ténèbres enveloppaient la terre comme d’un sinistre linceul ; pas une étoile ne scintillait au ciel ; de gros nuages noirs couraient dans l’espace et voilaient complètement le disque de la lune.

L’haciendero n’avait voulu s’en remettre qu’à lui-même du soin de veiller à la sûreté commune : couché à plat ventre sur la plate-forme afin que, si quelque ennemi invisible était aux aguets, il ne pût l’apercevoir, il interrogeait anxieusement la ligne noire de la rive, ayant à ses côtés le capataz qui, pas plus que lui, n’avait consenti à chercher un repos que l’inquiétude qui le dévorait devait rendre impossible.

Les hautes falaises des rives étaient nues et désertes ; seulement, à un endroit où la plage se faisait accessible, on voyait par intervalles des ombres noires s’agiter quelques instants avec de sourds grondements de colère, puis disparaître.

Ces ombres étaient évidemment des bêtes fauves qui regagnaient leurs repaires après s’être désaltérées à la rivière.

— Venez ! dit tout à coup une voix basse et accentuée à l’oreille du Mexicain.

Don Pedro se retourna en étouffant un cri d’étonnement : le chasseur était près de lui, appuyé sur son rifle.

Les trois hommes entrèrent dans la caverne.

Les restes du feu allumé pour le repas du soir répandaient une lueur suffisante pour distinguer les objets.

— Vous avez bien tardé ! dit l’haciendero.

— J’ai fait six lieues depuis que je vous ai quittés, répondit le chasseur, mais il ne s’agit pas de cela : un homme, qu’il est quant à présent inutile que vous connaissiez, a résolu de vous empêcher d’atteindre les plantations ; un parti apache est à notre poursuite ; malgré mes précautions je n’ai pu parvenir à dérober nos traces à ces démons rusés dont l’œil perçant découvrirait dans l’air la trace du passage de l’aigle ; les Indiens sont campés près d’ici, ils préparent des radeaux et des pirogues pour vous attaquer.

— Sont-ils nombreux ? demanda l’haciendero.

— Non, une vingtaine tout au plus, dont cinq ou six seulement ont des fusils ; les autres n’ont que des flèches et des lances. On vous sait désarmés, ou du moins on croit que vous l’êtes, on compte s’emparer de vous sans coup férir.

— Mais quel est l’homme qui s’acharne ainsi après nous ?

— Que vous importe ? C’est un être étrange et mystérieux, dont l’existence est une suite continuelle de machinations ténébreuses ; son cœur est un abîme que nul n’a osé sonder et dont peut-être lui-même redouterait d’entrevoir le fond, lui qui cependant ne craint rien au monde. Mais laissons cela. Dans deux heures vous serez attaqués. Trois moyens s’offrent à vous pour tenter d’échapper au sort qu’on vous prépare.

— Quels sont ces moyens ? demanda vivement l’haciendero.

— Le premier est de rester ici, d’attendre l’attaque et de combattre vigoureusement : les Apaches, effrayés de voir armés et sur leurs gardes des