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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/7

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Cette plaine était encaissée entre deux chaînes de collines qui s’élevaient à droite et à gauche par des ondulations successives, jusqu’à former à l’horizon de hauts pics couverts de neige sur lesquels jouaient les lueurs purpurines du couchant.

Cependant, malgré la somnolence réelle ou affectée du cavalier, parfois ses yeux s’ouvraient à demi, et sans tourner la tête il jetait autour de lui un regard investigateur, sans que pour cela un muscle de son visage trahît une appréhension, bien pardonnable du reste, dans une région où l’ennemi le moins redoutable pour l’homme est le jaguar.

Le voyageur ou le chasseur, car nous ne savons encore qui il est, continuait sa route, d’une allure de plus en plus lente et insoucieuse ; il venait de passer à une cinquantaine de pas environ d’un rocher qui s’élevait comme une sentinelle solitaire sur la rive du rio Vermejo, lorsque de derrière ce rocher, où il se tenait probablement en embuscade, sortit à demi un homme armé d’un rifle américain.

Cet individu examina un instant avec la plus profonde attention le voyageur, puis il épaula vivement son rifle, pressa la détente, et le coup partit.

Le cavalier bondit sur sa selle, poussa un cri étouffé, ouvrit les bras, abandonna les étriers et roula sur l’herbe, où, après quelques convulsions, il resta immobile.

Le cheval épouvanté se cabra, lança quelques ruades et partit à fond de train dans la direction des bois éparpillés sur les collines, au milieu desquels il ne tarda pas à disparaître.

Après avoir si adroitement abattu son homme, l’assassin laissa tomber à terre la crosse de son arme et, ôtant son chapeau de poil de vigogne, il s’essuya le front en murmurant avec une expression de vanité satisfaite :

— Canarios ! pour cette fois, je crois que ce démon de partisan n’en reviendra pas : je dois lui avoir brisé la colonne vertébrale. Quel beau coup ! Ces imbéciles qui me soutenaient, à la Venta, qu’il était sorcier et que, si je ne mettais pas une balle d’argent dans mon rifle, je ne parviendrais pas à le tuer, que diraient-ils maintenant en le voyant ainsi étendu ? Allons, j’ai loyalement gagné mes cent piastres ! Ce n’est pas malheureux ! J’ai eu assez de peine à réussir ! Que la Sainte Vierge soit bénie pour la protection qu’elle a daigné m’accorder ! je ne manquerai pas de lui en être reconnaissant.

Tout en parlant ainsi, le digne homme avait rechargé son rifle, avec le soin le plus minutieux.

— Ouf ! continua-t-il en s’asseyant sur une motte de gazon, je suis fatigué de l’avoir guetté si longtemps ! Si j’allais m’assurer qu’il est bien mort ? Ma foi ! non, il n’aurait qu’à respirer encore et m’allonger une navajada ! Pas si bête ! j’aime mieux attendre ici tranquille en fumant une cigarette : si dans une heure il n’a pas bougé, c’est que tout sera fini, et alors je me risquerai ! Rien ne me presse, moi ; ajouta-t-il avec un sourire sinistre.

Alors, de l’air le plus calme, il prit du tabac dans sa poche, tordit un pajillo, l’alluma et commença à fumer avec le plus grand sang-froid du monde, tout en surveillant du coin de l’œil le cadavre couché à quelques pas de lui.