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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Nous profiterons de ce moment de répit pour faire faire au lecteur plus ample connaissance avec cet intéressant personnage.

C’était un homme d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais la largeur de ses épaules et la grosseur de ses membres indiquaient qu’il devait être doué d’une grande force musculaire ; il avait un front déprimé et fuyant comme celui d’une bête fauve, son nez long et recourbé retombait sur une bouche large aux lèvres minces et garnie de dents blanches aiguës et mal rangées ; ses yeux gris, petits, et au regard louche, imprimaient à sa physionomie une expression sinistre.

Cet homme portait un costume de chasseur semblable à celui du cavalier, c’est-à-dire des calzoneras de cuir serrées à la hanche par une faja ou ceinture de soie, et tombant jusqu’au genou, attachées au-dessous des botas vaqueras destinées à garantir les jambes. Une espèce de jaquette ou de blouse aussi de cuir lui couvrait le haut du corps ; cette blouse, ouverte comme une chemise, n’avait que des demi-manches ; un machete ou sabre droit passé sans fourreau dans un anneau de fer pendait sur sa hanche gauche, et une gibecière qui paraissait bien garnie était maintenue à son côté droit par une lanière de bison jeté en bandoulière ; un zarapé de fabrique indienne bariolé de couleurs voyantes était placé à terre auprès de lui.

Cependant le temps se passait ; une heure et demie était écoulée déjà sans que notre homme, qui fumait cigarette sur cigarette, parût se décider à aller s’assurer de la mort de celui qu’il avait si traîtreusement visé de derrière un rocher.

Pourtant, depuis sa chute, le cavalier avait conservé l’immobilité la plus complète ; attentivement surveillé par son assassin, celui-ci ne lui avait pas vu faire le plus léger mouvement. Les zopilotes et les condors, attirés sans doute par l’odeur du cadavre, commençaient à tournoyer en longs cercles au-dessus de lui en poussant des cris rauques et discordants ; le soleil, sur le point de disparaître, n’apparaissait plus que sous la forme d’un globe de feu presque au niveau de la ligne de l’horizon ; il fallait prendre un parti. L’assassin se leva à contre-cœur.

— Bah ! murmura-t-il, il doit être bien mort à présent, ou sinon il faut qu’il ait l’âme chevillée dans le ventre ! Allons voir ! Cependant, comme la prudence est la mère de la sûreté, soyons prudent !

Et, comme pour appuyer ce raisonnement, il sortit de sa jarretière le couteau affilé que tout Mexicain y porte afin de couper la reata, si un ennemi lui jette le lazo autour du cou ; après avoir fait plier la lame sur une pierre et s’être assuré que la pointe n’était pas cassée, il se décida enfin à s’approcher du corps, toujours immobile, à l’endroit où il était tombé.

Mais dans les déserts américains il y a un axiome dont la justesse est reconnue de tous, c’est que d’un point à un autre le plus court chemin est la ligne courbe ; notre homme se garda bien de ne pas le mettre en pratique en cette circonstance ; au lieu de s’avancer tout droit vers celui qu’il voulait visiter, il fit au contraire un large circuit, ne s’approchant que peu à peu, doucement, s’arrêtant par intervalles pour examiner le corps, prêt à fuir au moindre mouvement qu’il lui verrait faire et le couteau levé pour frapper.