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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout, exclama Carlocho en frappant le comptoir d’un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit ?

Pablito fronça le sourcil, et regardant son compagnon de travers :

— Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard ? Canarios ! tu commences à me remuer le sang, s’écria-t-il avec colère.

— Une leçon ? pourquoi pas, si tu la mérites ! répondit l’autre sans autrement s’émouvoir. Caraï ! depuis plus de deux heures tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille femme : tais-toi ou va dormir.

Mil rayos ! hurla Pablito en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir, tu m’en rendras raison !

Vive Dios ! une saignée te fera du bien ; la main me démange de te donner un navajada sur ton vilain museau.

— Vilain museau ! as-tu dit ?

Et Pablito se précipita sur Carlocho qui l’attendait de pied ferme.

Les autres vaqueros et leperos se jetèrent entre eux pour les empêcher de se joindre.

— Holà ! caballeros, fit le pulquero, jugeant urgent d’intervenir dans le débat, Ja paix, au nom de Dieu ou du diable ! Pas de querelles chez moi ; si vous voulez vous expliquer, la rue est libre.

— Le pulquero a raison, dit Pablito, allons, viens, si tu es un homme.

— Avec plaisir.

Les deux vaqueros, suivis de leurs camarades, s’élancèrent dans la rue. Quant au digne puîquero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans les poches de ses calzoneras, il sifflotait une jarana en attendant la bataille.

Pablito et Carlocho, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s’étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur bras gauche leur zarapé en guise de bouclier, tirèrent de leur ceinture leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils tombèrent en garde avec un sang-froid remarquable.

Dans ce genre de duel, le seul du reste connu au Mexique, l’honneur consiste à toucher son adversaire au visage : un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d’un vrai caballero.

Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer.

Les autres vaqueros, la fine cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d’un œil impassible et applaudissaient le plus adroit.

La lutte se soutenait avec un succès égal de part et d’autre depuis quelques minutes, lorsque Pablito, dont la vue était sans doute obstruée par ses copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Carlocho lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.

— Bravo ! bravo ! s’écrièrent à la fois tous les vaqueros, bien touché !

Les combattants, flattés de cette approbation, reculèrent d’un pas, saluèrent l’assistance, rengaînèrent leurs couteaux, s’inclinèrent l’un devant l’autre