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LES CHASSEURS D'ABEILLES

Les deux vaqueros marchaient, presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent.

Le Verado avait disparu.

Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l’étranger se remit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s’éloignait du cours de la rivière et s’enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie du pueblo, tournait par un coude assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres, semblait se perdre dans la plaine.

À l’angle du sentier passa près des trois hommes un cavalier qui, au grand trot, se dirigeait vers le presidio ; mais, préoccupés sans doute par de sérieuses pensées, ni l’étranger, ni les vaqueros ne le remarquèrent. Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d’œil rapide et perçant, et ralentit insensiblement l’allure de son cheval qu’il arrêta à quelques pas de là.

— Dieu me pardonne ! se dit-il à lui-même, c’est don Fernando Carril, ou c’est le diable en chair et en os : cet imbécile de Zapote l’a donc manqué encore ! Que peut-il avoir affaire par là en compagnie de ces deux bandits qui m’ont tout l’air de suppôts de Satan ? Que je perde mon nom de Torribio Quiroga si je n’en ai le cœur net et si je ne me mets à leurs trousses.

Et il sauta vivement à terre.

Le señor don Torribio Quiroga était un homme de trente-cinq ans au plus, d’une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet. Mais, en revanche, la carrure de ses larges épaules et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit œil gris vif et pétillant de malice et d’audace éclairait sa physionomie peut-être un peu chafouine. Son costume était celui de tous les Mexicains d’un certain rang.

Dès qu’il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais il ne vit personne à qui confier sa monture, car à San-Lucar et surtout dans le nouveau pueblo, c’est presque un miracle de rencontrer en même temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulqueria, d’où les vaqueros venaient de sortir, et le confia à l’hôte.

Ce devoir accompli, car le meilleur ami d’un Mexicain est son cheval, don Torribio revint sur ses pas avec les précautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n’être pas aperçu.

Les vaqueros avaient de l’avance sur lui et disparaissaient derrière une dune mouvante de sable, au moment où il tournait le coude du chemin ; néanmoins, il ne tarda à les revoir gravissant un sentier raide oui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces sables arides, par hasard ou par un caprice de la nature.

Sûr désormais de les retrouver, don Torribio marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout soupçon, il alluma une cigarette.

Les vaqueros, par bonheur, ne se retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite de l’homme que don Torribio avait reconnu pour être don Fernando Carril.