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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Lorsqu’à son tour don Torribio arriva devant la marge du bois, au lieu d’y entrer immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant sur le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus grande précaution, afin de n’éveiller par aucun bruit l’attention des vaqueros.

Au bout de quelques minutes des voix arrivèrent jusqu’à lui ; il leva alors doucement la tête et dans une clairière, à dix pas de lui environ, il vit les trois hommes arrêtés et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s’effaça derrière un érable et prêta l’oreille.

Don Fernando Carril avait laissé retomber son manteau ; l’épaule appuyée contre un arbre et les jambes croisées, il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Pablito.

Les mains de don Fernando étaient parfaitement gantées et petites, son pied, de race, se cambrait dans des bottes vernies, luxe inouï sur cette frontière éloignée ; son costume, d’une grande richesse, était absolument pareil par la forme à celui des vaqueros. Un diamant d’un prix immense serrait le col de sa chemise, et le lin tissu de son zarapé valait plus de cinq cents piastres.

Quant à présent, nous bornerons là ce portait. Deux ans avant l’époque où commence ce récit, don Fernando Carril était arrivé à San-Lucar, inconnu de tout le monde, et chacun s’était demandé : d’où vient-il, de qui tient-il sa fortune ? où sont ses propriétés ? Don Fernando avait acheté à quelques lieues de San-Lucar une hacienda, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l’avait fortifiée, entourée de palissades et de fossés, et munie de petites pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son hacienda ne s’ouvrît jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles de San-Lucar, qu’il visitait assidûment ; puis soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers.

Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs œillades, les hommes leurs questions adroites, pour faire parler don Fernando. Don Luis Pedrosa, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d’avoir quelques inquiétudes au sujet de l’étranger, mais de guerre lasse il en appela au temps, qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.

Voilà quel était l’homme qui écoutait Pablito dans la clairière et tout ce qu’on savait sur son compte.

— Assez ! fit-il tout à coup avec colère en interrompant le vaquero, tu es un chien et fils d’un chien.

— Señor ! dit Pablito, qui redressa la tête.

— J’ai envie de te briser comme un misérable que tu es.

— Des menaces à moi ! s’écria le vaquero pâle de rage et dégainant son couteau.

Don Fernando lui saisit le poignet avec sa main gantée et le lui tordit si rudement que le misérable laissa échapper son arme avec un cri de douleur.

— À genoux ! et demande pardon, reprit don Fernando ; et il jeta le misérable sur le sol.

— Non, tuez-moi plutôt.

— Va, retire-toi, tu n’es qu’une bête brute.