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LES CHASSEURS D’ABEILLES

La joie de don Estevan et de ses compagnons fut grande en retrouvant ceux qu’ils craignaient de ne plus revoir, et l’on reprit gaîment le chemin de l’hacienda où l’on arriva deux heures plus tard.

À peine eut-elle mis pied à terre que, prétextant la fatigue qu’elle avait éprouvée, doña Hermosa se retira dans son appartement.

Lorsqu’elle fut enfin dans sa fraîche chambre à coucher de jeune fille, si calme et si gaie, doña Hermosa salua d’un regard ces meubles qu’elle chérissait, et, par un mouvement d’instinctive reconnaissance, elle alla s’agenouiller près de la statue de la Vierge qui, placée dans un angle de l’appartement et entourée de fleurs, semblait veiller sur elle.

La prière que la jeune fille adressa à la Vierge fut longue, bien longue ; pendant près d’une heure elle demeura ainsi agenouillée et murmurant des paroles que nul, si ce n’est Dieu, ne pouvait entendre.

Enfin elle se releva lentement comme à regret, fit un dernier signe de croix, et traversant la salle, elle se laissa tomber sur un canapé où elle se blottit dans un flot de mousseline comme un bengali dans un lit de mousse.

Alors elle réfléchit profondément.

Qui pouvait si sérieusement absorber l’esprit jusqu’alors si gai et si insoucieux de cette jeune fille, dont la vie n’avait été depuis sa naissance qu’une suite non interrompue de joie douce, pour laquelle le ciel toujours avait été sans nuage, le passé sans regrets et l’avenir sans appréhensions ? Pourquoi ses bruns sourcils se fronçaient-ils si opiniâtrement, creusant sur son front pur une imperceptible ride, que la pensée rendait d’instant en instant plus profonde ?

Nul n’aurait pu le dire, Hermosa elle-même aurait peut-être été fort embarrassée de l’expliquer.

C’est que, sans se rendre compte de la métamorphose qui se faisait en elle, doña Hermosa s’éveillait comme d’un long sommeil, son cœur battait plus vite, son sang coulait plus rapide dans ses artères, un flot de pensées inconnues lui montait du cœur au cerveau et lui causait une espèce de vertige ; en un mot, la jeune fille se sentait devenir femme !

Une inquiétude vague, sans cause apparente, une irritabilité fébrile, l’agitaient tour à tour ; parfois un sanglot étouffé lui déchirait la gorge, et une larme brûlante perlait au coin de sa paupière ; puis soudain ses lèvres purpurines s’écartaient sous l’effort d’un charmant sourire, reflet de ces pensées qu’elle ne pouvait définir et qui l’obsédaient sans qu’il lui fût possible de les chasser et de retrouver ce calme et cette insouciante gaieté qu’elle avait perdus peut-être pour toujours.

— Oh ! s’écria-t-elle tout à coup en faisant un bond de biche effarouchée, je veux le connaître !

La jeune fille venait enfin, à son insu, de laisser échapper le mot de l’énigme ; sous l’obsession de son agitation intérieure, elle aimait, ou du moins l’amour était sur le point de se révéler à elle.

À peine eut-elle laissé échapper les paroles que nous avons rapportées, qu’elle rougit, baissa les yeux et, se levant, alla en courant, par un mouve-