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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Mais non, Estevan, je vous assure, les gens que nous avons rencontrés nous ont offert la plus cordiale hospitalité.

— J’admets cela, mais je ne vous répliquerai que par une seule question.

— Faites, et, si je le puis, j’y répondrai.

— Savez-vous le nom de l’homme qui vous a offert cette cordiale hospitalité ? dit-il en appuyant avec affectation sur les derniers mots.

— Je vous avoue que je l’ignore et que, qui plus est, je n’ai pas songé à le lui demander.

— Vous avez eu tort, señorita, car il vous eût répondu qu’il se nommait le Chat-Tigre.

— Le Chat-Tigre ! s’écria-t-elle en pâlissant, cet effroyable scélérat qui, depuis tant d’années, répand la terreur sur ces frontières ! Oh ! vous vous méprenez, Estevan, ce ne peut être lui.

— Non, señorita, je ne me méprends pas, je suis certain de ce que j’avance ; les renseignements que votre père m’a donnés ne me laissent aucun doute à cet égard.

— Mais comment se fait-il alors que cet homme nous ait si bien reçus et qu’il n’ait pas cherché à profiter de l’occasion qui nous livrait en son pouvoir ?

— Nul ne peut sonder les replis ténébreux du cœur de cet homme. D’ailleurs, qui vous prouve qu’il ne vous ait pas tendu un piège ? n’avez-vous pas été poursuivis par les Peaux-Rouges ?

— C’est vrai, mais nous leur avons échappé, grâce au dévouement de notre guide, dit-elle avec un léger tremblement dans la voix.

— Vous avez raison, fit le jeune homme avec ironie ; mais ce guide lui-même, savez-vous qui il est ?

— Malgré les plus instantes prières de mon père, il a constamment refusé de lui dire son nom.

— Il a eu certes raison d’agir ainsi, niña, parce que ce nom vous eût fait frissonner de terreur.

— Mais qui est donc cet homme, alors ?

— C’est le fils du Chat-Tigre, celui qu’on nomme le Cœur-de-Pierre.

La jeune fille se recula avec un mouvement instinctif de frayeur en se cachant le visage dans ses mains.

— Oh ! mais c’est impossible ! s’écria-t-elle, cet homme ne peut être un monstre, lui qui s’est montré si fidèle, si dévoué, qui m’a sauvé la vie, enfin !

— Comment ! fit vivement le jeune homme, que voulez-vous dire ? il vous a sauvé la vie ?

— Ne le saviez-vous donc pas ? mon père ne vous l’a pas raconté ?

— Non, don Pedro ne m’a rien dit de cela.

— Alors je vous le dirai, moi, Estevan, car, quel que soit cet homme, justice lui doit être rendue ; si je ne suis pas morte dans des souffrances horribles, c’est à lui, à lui seul que je le dois.

— Expliquez-vous, au nom du ciel, Hermosa !

— Lorsque nous errions dans la forêt, reprit-elle avec une agitation extrême, en proie à un violent désespoir, attendant la mort qui ne devait pas tarder à venir, je me sentis tout à coup piquée au pied par un serpent de la