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Aldegonde. Je gémis dans les fers d’un affreux Mexicain… délivrez-moi. — Ah ! — J’ai cru que c’était lui !

Arthur. Ah ! ça mais, je suis bien bon, je suis là, je vous embrasse, je m’épanche, et j’oublie que vous m’avez quitté pour un million, un misérable million…

Aldegonde. Mon million ! rêve !… chimère !… caprice !… illusion !… fantaisie !… fumée !… brouillard !… jeu d’esprit !

Arthur. Et votre Mexicain ?…

Aldegonde. Mon Mexicain ?… réalité… affreuse réalité !… Un tigre !… une hyène !… un chacal !… un butor !… Il m’enferme à triple verrous !… il me bat comme plâtre !… des coups… et pas de million !…

Arthur. C’est bien fait, femme légère.

Aldegonde. Délivrez-moi !

Arthur. De ton mari ?

Aldegonde. Mon mari, oh, il l’est si peu ! Le gueux m’a trompée !… il m’a menée dans un faux arrondissement… il paraît qu’il manque quelque formalité à notre mariage… aussi quand j’ai su que vous étiez vainqueurs… j’ai songé à vous. Arthur !… mon petit Arthur chéri !…

Arthur. Je suis redevenu son petit Arthur !… ô délire !… — Continue.

Aldegonde. Mes amis, je viens vous demander un service.

Tous. Parlez, parlez.

Aldegonde. Je sais que les Français ont l’intention de réclamer ce matin cinq otages… Eh bien, prenez mon Mexicain… Oh quel bel otage, ça fera !… prenez-le !…

Arthur. Oui, je le prends ! Il me répondra de sa fidélité à mon égard si elle me trompe, je le lui rends.

Aldegonde. Ah ! que tu es beau ! (Elle lui tend la main.)

Arthur. Alors, tu me rends ton cœur… je suis vainqueur !… nous sommes tous vainqueurs !… Vive la joie !… et en avant le champagne !… en avant la chanson que nous avons tous chantée à San-Francisco !

Arthur, chantant.
Musique de M. Artus.

C’étaient tous des gars hardis
De Montmartre et de Paris !

Qu’importe où le sort les mène ?
Tout est nouveau, tout est beau,
L’audace est leur capitaine,
L’espoir leur porte-drapeau…
Camarades !

Voilà, comment sont partis
Les flibustiers de Paris.

Aldegonde.

À moi !

C’étaient tous des gars hardis
D’Argenteuil et de Paris !

Imitant les hirondelles,
Qui n’ont pas de créanciers,
Ils se sont à tire d’ailes
Envolés loin des huissiers…
Camarades !

Voilà comment sont partis
Les flibustiers de Paris !

Arthur.

C’étaient tous des gars hardis
De Bel’ville et de Paris !

L’amour est de leurs voyages
Aux forêts vierg’s comme partout,
On rencontr’des femmes sauvages
Qui n’sont pas sauvages du tout…
Camarades !

Voilà comment sont partis
Les flibustiers de Paris !

(Le refrain est chanté en chœur ; les aventuriers commencent à danser, paraît le comte.)



Scène IV

Les Mêmes, HORACE, entrant suivi d’Yvon ; les aventuriers se mettent au port d’armes, puis LUISA.

Horace. Qu’est-ceci, messieurs ?… sommes-nous dans un salon ou dans un camp ?… Êtes-vous des soldats ou une bande de bohémiens !… nous sommes ici chez le général gouverneur de la Sonore… ne l’oubliez pas… et n’oubliez pas non plus que vous êtes dans une ville amie et non dans une ville conquise… Allez !…

Arthur. Pardon, cher ami, mais nous avons retrouvé Aldegonde.

Horace. Regarde, mon vieil Yvon… voici un beau désordre qui n’est pourtant pas un effet de l’art… Sans te faire de reproches, je crois que ce salon ressemble assez à un bivouac !

Yvon. Hélas ! si j’avais été le maître, on n’aurait pas dérangé même un fauteuil !… Allons, vous autres… un coup de plumeau et décampons ! (Sortent la plupart des aventuriers, Yvon range.)

Horace, à Pierre. Pierre, va continuer ta faction à la grande porte… et ne laisse entrer âme qui vive… j’ai à travailler.

Pierre. C’est bien, capitaine !

Horace. Les postes sont-ils occupés ?

Pierre. Oui, capitaine ; selon vos ordres, la moitié de la troupe est restée sous les armes… et l’autre moitié…

Horace. Se livre aux joies du triomphe, rien de plus naturel, mais je préviens que toute insulte ou tout dommage envers les habitants d’Hermosillo sera sévèrement puni. Va, et fais dire qu’à deux heures je serai au palais du gouvernement.

Luisa. Monsieur le comte, ma maîtresse vous fait demander un moment d’entretien.

Le comte. Réponds à ta belle maîtresse que le comte Horace d’Armançay est heureux de lui obéir en toute chose.

Angela, entrant. Ah ! merci, monsieur le comte !



Scène V

HORACE, ANGELA.

Horace. Vous voulez me parler, doña Angela, asseyez-vous… parlez sans crainte… Si ce que vous avez à me demander est en mon pouvoir, croyez que je ferai tout au monde pour vous l’accorder.

Angela. Oh ! merci ! (Elle s’assied.)

Horace. Vous vous taisez ?… (Elle lève les yeux sur lui.) Vous pleurez !… je vous comprends, pauvre et belle enfant… couronnée d’innocence et déjà sacrée par le malheur !

Angela. Monsieur le comte… Pardonnez-moi, je ne puis qu’à peine ouvrir les lèvres… je suis brisée… j’étais venue pour… non… je ne me souviens plus de ce que je voulais dire… ou plutôt je n’ose pas. — Ah ! je suis bien malheureuse !

Horace. Doña Angela… mon enfant… le ciel m’a déjà fait une fois cette grâce de vous arracher à la mort… ayez confiance en moi !…

Angela. Oh ! oui, j’ai confiance en vous, comme en Dieu !

Horace. Je suis votre frère aîné… et par l’âge et peut-être par la souffrance… vous seule depuis bien longtemps avez jeté en passant un rayon de joie dans mon âme.

Angela. Moi !

Horace. Oui… vous !… Depuis cette heure heureuse entre toutes où j’ai pu vous sauver, votre pensée est venue me sourire dans tous mes rêves, dans toutes les actions que j’ai faites, au milieu des fatigues les plus ardues, sous la pluie du ciel, sous la pluie des balles, toujours… toujours… votre doux visage me souriait ; c’était une vision de mon cœur !

Angela. Je vous écoute et vous me rendez le courage.

Horace. Parlez donc !

Angela. Oh ! oui, je parlerai… Dieu voit bien tout ce qu’il y a dans mon âme !… Monsieur Horace, vous le savez, je suis seule au monde… seule… avec les souvenirs… les souvenirs horribles… des crimes de cet homme qui est là… dans cette maison.

Horace. Pardonnez-moi, Angela, il y avait peut-être une sorte de cruauté à vous faire connaître tant d’infamie, mais vous alliez appartenir à ce misérable !

Angela. Oh ! vous avez bien fait, et loin de vous reprocher cette révélation, je vous en rends grâce !… Mais depuis hier, voyez-vous, des terreurs folles m’ont assaillie… des spectres sanglants ont peuplé ma nuit… J’ai frissonné d’horreur dans ce palais… du meurtre et de la trahison… Oh ! non ! non ! je ne peux pas vivre ainsi… je ne veux plus jamais reposer ma tête sous ce toit maudit… Je veux… pardonnez moi, mais je suis une orpheline, je suis seule au monde, je suis une enfant sans expérience… et sans soutien… j’ai pensé… à vous, monsieur Horace, à vous, le seul qui m’ayez secourue, protégée, parlé avec cette voix amie, souri avec un sourire loyal et doux, et je suis venu pour vous dire : Cette œuvre bienfaisante que vous avez commencée, au nom du ciel, continuez-la, je n’ai foi qu’en vous, je… (Pleurant.) Ah ! non, je ne puis achever… voici mes larmes qui recommencent… et je… je ne puis plus… je ne puis plus parler !

Horace. Angela !… Ah !… mais… moi… aussi… je suis fou… ! Vous ne saviez donc pas… ? Et comment auriez-vous pu le savoir… Doña Angela, depuis que… je vous ai vue… si c’est votre pensée qui m’a guidée… soutenu… donné la foi…