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le courage… la résolution… Angela, c’est parce que… depuis ce jour-là… je vous aime !…

Angela. Ah ! (Bas.) Je le savais !

Horace. Quoi, vous le saviez ?

Angela. Sans cela… aurais-je osé… venir ainsi vous demander votre protection ?

Horace. Ah ! sur Dieu qui punit les cœurs assez lâches pour mentir… Je vous le jure, señorita… je ferai mon amour si profond… si fier… si grand !… que je veux vous donner à la fois tous les bonheurs qui vous étaient dûs… et que la fatalité vous a enlevés.

Angela. Vous serez ma famille, Horace… mais…

Horace. Dites… mon Angela !

Angela. Il faut partir… partir bien vite… partir bien loin de ce pays où le poison dort dans le calice des plus belles fleurs, où la trahison vous guette à chaque pas, comme le serpent sous les lianes, où mes yeux retrouvent sans cesse l’assassin de mon père et de ma mère !… Horace, fuyons, fuyons, je vous en supplie.

Horace. Vous avez raison… Angela ; mais avant de partir… il faut… que j’emporte le droit… de vous protéger… hautement… fièrement… devant tous… il faut… que vous soyez… devenue ma femme.

Angela, simplement. C’est la plus douce espérance de mon cœur.

Horace, avec élan. Angela, à vous… à vous toujours !… (S’arrêtant.) Mais… mais non… c’est impossible !

Angela. Qu’avez-vous ?

Horace. C’était un rêve !

Angela. Que dites-vous ?

Horace. Hélas ! ce n’est que de loin que je pourrai veiller sur vous !

Angela. Je ne vous comprends pas !

Horace, secouant la tête. Vous allez me comprendre, Angela, vous êtes riche, puissamment riche !

Angela, naïvement. Oui.

Horace. Et lorsque je serai votre époux, on dira dans tout le Mexique : « Le comte Horace d’Armançay, ruiné à Paris, a engagé une troupe d’hommes braves, pour venir ici accomplir des prodiges… Il a promis à ces hommes de la gloire et de l’or, et savez-vous ce qu’il est résulté de ces projets grandioses ?… Le comte Horace d’Armançay, habile chasseur de dots, a rencontré sur son chemin les immenses richesses de doña Angela de Torrès, il s’est jeté sur cet or et se l’est approprié, le héros promis des grandes aventures n’est devenu qu’un spéculateur heureux !

Angela. Oh ! Horace !

Horace. Ah ! cela ne peut pas être ; n’est-ce pas, doña Angela ?

Angela. Oh ! vous voilà bien comme je vous rêvais !… Cependant… est-ce ma faute, à moi, si je suis riche ?

Horace. Est-ce ma faute, si je ne puis accepter votre fortune ?

Angela. Cependant, Horace, je ne sais pas, moi qui ne suis encore qu’une enfant… mais il me semble que ce doit être facile de détruire une fortune, car enfin, Horace, il ne s’agit que de trouver des mères qui implorent le pain de leurs enfants… ce pays est si malheureux ! — Tenez, quand j’y songe, maintenant, c’est une autre peur qui me prend ; vous allez voir que tout à l’heure, malgré nos affreux millions… nous serons trop pauvres !

Horace. Vous êtes un ange !

Angela. Je suis une enfant qui vous aime et qui pour la première fois de sa vie verse des larmes qui lui sont douces !

Horace. Angela…

Angela. Non… non… plus un mot… Vous ne voudriez pas dépouiller les pauvres ?

Horace, éclatant. Mais qu’ai-je donc fait à Dieu pour mériter tant de bonheur, car je ne le mérite pas !… Que suis-je ?… Une épave !… un exilé de Paris ! esprit blasé… cœur endormi, cerveau malade… j’ai commencé cette expédition pour secouer l’engourdissement du corps et de la pensée… l’étrangeté des mœurs nouvelles… bizarres… me séduisait… Que méritais-je ? de mourir un jour ou l’autre bravement dans une mêlée sous l’œil de mes compagnons d’aventure ou dans le désert sous l’œil de Dieu et voilà… tout d’un coup… que devant moi, apparaît une jeune fille… comme mon imagination n’en avait pas créée… comme mes yeux n’en avaient jamais vue, une enfant qui est un ange… un ange qui est une enfant… elle est là… elle est à moi… elle s’incline vers moi ! Oh ! mon Dieu ! je te remercie, (à Angela) et je t’adore !

Angela. Ah ! oui, Dieu est bon ! Savez-vous, Horace ? nous nous fiancerons dès ce soir… (enfantinement) et puis, je veux que nos fiançailles aient lieu selon la coutume de mes ancêtres. Horace, je m’agenouillerai devant vous, je vous offrirai la coupe bénie de notre amour, où d’abord j’aurai laissé tomber le double anneau de notre union.

Horace. Quels que soient ces usages, Angela, je m’y soumets sans les vouloir connaître. Ce m’est un charme inouï que de vous obéir… ! (Deux heures sonnent.) Mais il faut que je vous quitte, à bientôt, ma belle comtesse… (Lui envoyant un baiser.) Que vous êtes charmante — et que je vous aime !



Scène VI

ANGELA, puis CARMEN.

Angela. Ah ! mon cœur est en fête ; mon bonheur déborde, je ne tremble plus, je n’ai plus froid dans mes veines, comme si j’allais mourir.

Carmen, qui est entrée lentement. Ainsi, vous épousez le comte Horace ? (Carmen a repris ses habits de femme, elle est vêtue du costume porté à Mexico par les dames de la classe riche.)

Angela. Une femme ?… Qui êtes-vous ? qui êtes-vous, madame ?

Carmen. Regardez-moi bien. Vous ne me reconnaissez pas ?

Angela. Étrange ressemblance ! seriez-vous la sœur de don Luis ?

Carmen. Don Luis n’a jamais existé !

Angela. Comment cela ?

Carmen. Don Luis, c’était moi. Je suis doña Carmen d’Aguilar.

Angela. Don Luis, c’était vous ! Pourquoi ce déguisement ?

Carmen. Pour suivre M. Horace d’Armançay.

Angela. Dans quel but ?

Carmen. Pour veiller sur lui ; pour le protéger, pour l’aimer !

Angela. Vous l’aimez ?

Carmen. Elle en doute !

Angela. Et que me voulez-vous, madame ?

Carmen. Vous ne le devinez pas ?

Angela. Je vous le demande.

Carmen. Alors, je vais vous le dire. J’ai quitté Paris, j’ai quitté tout le luxe qu’une grande richesse peut donner. J’ai traversé les mers, seule, inconnue, sans appui. J’ai osé, en touchant le sol du Mexique, revêtir un costume qui n’est pas celui de mon sexe. Je me suis jetée bravement, escortée de quelques péons, à la recherche d’Horace, j’ai franchi, durant le jour, des prairies calcinées par le soleil, durant la nuit des forêts hantées par les bêtes fauves et les coureurs des bois, j’ai affronté les tempêtes du ciel, les dangers de la terre… Moi, faible, j’ai bravé le typhus et la fièvre jaune, et cela fait, j’ai oublié tout, fatigue, souffrances et périls, le jour où j’ai pu enfin retrouver celui que j’aime, marcher à ses côtés, visible ou invisible, et n’avoir plus qu’une pensée, protéger sa vie ou mourir de sa mort… ! Vous me demandez ce que je veux ? je préfère vous dire ce que je ne veux pas : Je ne veux pas que vous épousiez Horace !

Angela. Et si Horace m’aime, madame ?

Carmen. Je ne vous conseille pas d’arrêter ma pensée sur cette supposition… ! Avez-vous bien compris quelle femme je suis, ou quelle femme je puis être ?

Angela. Est-ce une menace ?

Carmen, changeant de ton. Non… C’est une prière. C’est pour vous, c’est pour moi, c’est pour Horace que je suis ici, que je prie. Il y a deux mois que vous le connaissez, et vous l’avez vu deux fois. Et puis, vous êtes si jeune ! je sais combien elles plongent peu dans le cœur, les racines du premier amour. Vous avez une fortune colossale, vous êtes belle, — très-belle, — vous aurez le Mexique à vos pieds… Que voulez-vous faire de cette âme inquiète, de ce cœur épuisé, de ce demi rebelle, de ce demi proscrit ?… Non… laissez-le-moi ! Sa vie n’est qu’un amas de débris ; la mienne qu’une suite de fautes, de regrets, d’écroulements, de folies, il est à moi aussi fatalement que je suis à lui ! Vous l’aimez sans le connaître, qui vous dit que le connaissant vous l’aimeriez encore ?… Enfin, tenez, à quoi bon tout cela ? Vous m’écoutez, je vous en remercie, mais vous m’écoutez sans m’entendre, et moi, je le vois bien, je vous dis des choses inutiles. Donc, plus qu’un mot. Je suis habile… je suis forte… je suis femme, je l’aime, c’est assez… ! — Vous ne me répondez pas ?

Angela. Horace vous a-t-il aimée ? Horace vous aime-t-il encore ?

Carmen. Ah ! prenez garde ! Vous voulez me forcer à me courber confuse devant vous. Vous voulez me blesser dans