Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/21

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cette nuit, mon quartier général, préparez le portefeuille des dépêches. (Cornelio entre dans le rancho et dépose sur une table les papiers du général, puis sort.)

Guerrero Le courrier nous a rejoint à la tombée de la nuit.

Sandoval En effet, selon vos ordres, chemin faisant, j’ai dépouillé vos lettres.

Guerrero Vite ! les nouvelles.

Sandoval Général, si j’ose me permettre de vous donner un conseil, croyez-moi, dépêchez-vous ; on cause, on négocie, on échange des lettres, cela est très-bien pendant quelques jours, mais il n’est pas de distance que ne franchisse une dénonciation et le gouvernement de Mexico pourrait bien s’occuper tout à coup de ce qui se passe en Sonore.

Guerrero Mais sang-dieu ! ce n’est pas la résolution qui me manque.

Sandoval Oui, c’est l’argent, je le sais bien.

Guerrero, à part. Que faire ! Oui ! il faut que je sorte de là à tout prix, ma tête et mon orgueil y sont engagés !… (Les yeux fixés sur le rancho dans lequel on voit Angela agenouillée et priant à la lueur d’une torche de résine fichée dans la muraille.) Si je pouvais ! oh ! cette Angela, seul obstacle entre moi et une fortune immense ! (Prenant une résolution.) Ah ! le tout pour le tout ! (Appelant Sandoval.) Quoique vous entendiez là. (Il montre le rancho.) ne venez que si j’appelle, allez et, faites bonne garde. (Il disparaît par le fond en se dirigeant vers l’entrée du rancho.)

Cornelio, à Sandoval. Que va-t-il faire ?

Sandoval Toujours curieux, cher Cornelio, cela est donc inguérissable, croyez-moi, allez dormir, cela vous fera du bien, (il le pousse au fond et va s’étendre lui-même sur une des pentes de la forêt enveloppé de son manteau. Tous les soldats dont les fusils sont en faisceau dorment également couchés, la tête sur leurs sacs. Un feu de bivouac brûle au lointain. Les sentinelles sont debout.)



Scène V

GUERRERO, ANGELA dans le rancho.

Angela Lui ! Voici l’heure suprême du dernier combat. J’ai prié, j’ai des forces.

Guerrero Vous savez, doña Angela, que vous n’avez plus rien à attendre du comte Horace d’Armançay. Il est mort.

Angela, après un tressaillement nerveux qu’elle parvient à réprimer. Je sais, monsieur, que vous avez consommé vos crimes.

Guerrero Ah ! pas de récriminations ni d’injures, j’ai autre chose à faire qu’à les écouter et mieux à faire que d’y répondre. Ma tête est menacée, je ne puis la sauver que par une résolution prompte, énergique. Pour éviter que Santa-Anna ne me traduise devant un conseil de guerre il faut que je renverse Santa-Anna. Pour cela, j’ai besoin d’une armée, j’ai besoin d’argent. Je n’en ai pas, vous êtes riche. Il faut que votre fortune passe dans mes mains ; il faut que ce contrat que vous avez refusé de signer soit signé à l’instant même, le comte est mort, je vous l’ai dit ; quant à mes crimes, je saurai m’en justifier. D’ailleurs si ma présence vous gêne, je vous en débarrasserai. Vous vous retirerez où vous voudrez, au couvent si cela vous plaît. Je vous laisse cinq mille dollars de pension. Prenez et signez. (il lui tend une plume.)

Angela Monsieur, j’ai disposé de toute ma fortune. Vous parlez de couvent, c’est en effet au couvent des Dames de la Merci que je compte me retirer, si je sors vivante d’entre vos mains. Quant à ma fortune, j’ai fait vœu de la donner entière à l’Église.

Guerrero Ah ! vous avez fait un vœu.

Angela Quand vous êtes entré, j’étais à genoux en face de Dieu, et les derniers soupirs de mon serment s’échappaient de mes lèvres.

Guerrero Avez-vous songé à une chose, Angela ?

Angela À quoi, monsieur ?

Guerrero À ceci, que si vous mouriez, je serais votre héritier.

Angela, impassible. Depuis que je sais de quelle main est mort mon père, j’y ai songé souvent, oui, monsieur.

Guerrero Et vous me résistez !

Angela Je vous résiste.

Guerrero Et vous ne tremblez pas !

Angela Regardez-moi !

Guerrero Folle que vous êtes ! sur qui pouvez-vous compter dans cette forêt, dans cette masure, au milieu de ces hommes qui m’appartiennent et dont ma chute serait la perte. Sur qui ? réponds !

Angela Vous oubliez qu’il reste Dieu !

Guerrero Dieu ! Dieu ! Eh bien, qu’il se hâte, s’il veut te sauver de mes mains ! Tu vas signer cela ou tu vas mourir ! (À cet instant la fenêtre du rancho s’ouvre et Horace paraît, bientôt suivi de Sauves et d’Arthur.)

Angela Seigneur ! Seigneur ! ne m’abandonnez pas ! Seigneur ! (Poussant un cri.) Ah ! Horace !



Scène VI

Les Mêmes, HORACE, DE SAUVES, ARTHUR.

Horace, à de Sauves. Pousse la barre de la porte. (Regardant Angela qu’il tient dans ses bras.) De Sauves, emportez-la, montez à cheval et ne vous arrêtez qu’à Hermosillo !

Arthur Filons, il n’est que temps !

Horace Arrête ! ne faut-il pas donner à de Sauves, le temps de gagner du terrain. Va, de Sauves, au nom du ciel, va, et hâte-toi !

De Sauves Et vous, qu’allez-vous faire ?

Horace Ne t’occupe pas de nous. Ah ! je les entends, il vont ouvrir. De Sauves, emmenez Angela ou je vais me brûler la cervelle. (À ce moment la porte est enfoncée, Sandoval paraît, derrière lui quelques soldats mais au même instant. Arthur crie du dehors. « Par ici camarades, par ici ! » et l’on voit aussitôt entrer dans le rancho, le Tigrero, Arthur, Simon, Pierre et quatre autres aventuriers. Il y a un instant de mêlée courte et terrible, à la suite de laquelle Guerrero a battu en retraite avec son monde. La porte du rancho s’est brusquement refermée et les huit aventuriers, Horace en tête, restent maîtres de la place. Horace est pâle et tient son bras gauche plié contre sa poitrine et passé dans l’ouverture de son vêtement.

Guerrero, en dehors après avoir donné tout bas des ordres à Sandoval. Tout est prêt.

Sandoval Oui !

Guerrero En avant, et commencez le feu, là-bas… ! Allons des pioches, des pics, et démolissez (Fusillade vive et prolongée, les aventuriers font feu par les meurtrières qu’ils ont pratiquées dans les murs et par la fenêtre du côté de laquelle on attaque également. Horace est debout, l’épée à la main, au milieu des combattants. Bientôt les soldats de Guerrero à coups de crosse et de troncs d’arbres coupés dans la forêt ont démoli le mur. Les compagnons d’Horace se précipitent de ce côté-là pour le défendre ; mais les autres faces de la masure s’écroulent bientôt après, et les aventuriers, sans abri, se précipitent tête baissée sur les troupes mexicaines.)

Horace Faites feu ! (Arthur est frappé.)

Sandoval, sur la brèche. Rendez-vous !

Arthur, expirant. Touché ! Bah !… cher ami… pardonnez-moi si je ne vous accompagne pas… un peu plus loin… j’ai une maladie de cœur ! Si… vous retournez en France… tâchez de voir mon père… pauvre homme ! je ne lui ai pas donné beaucoup d’agrément… dites-lui que… je suis mort… en pensant à lui… Aldegonde !… — elle aimait trop les Mexicains !…

Sandoval Encore une fois, rendez-vous ?

Horace, il s’élance au milieu des balles, et se précipite sur Guerrero. C’est à mon tour, enfin.

Guerrero Qu’on le prenne vivant. (Un homme à cheval jette le lasso à Horace, qui se trouve enveloppé et incapable de se mouvoir.)

Tigrero Ah ! Horace, mon frère, je veux mourir !

Curumilla Frère, il faut vivre pour le sauver, viens ! (ils disparaissent en gravissant les arbres et se sauvent en passant de branches en branches.)

Guerrero À Guaymas ! (On a hissé Horace sur le cheval après l’avoir lié ; les troupes défilent au fond à la lueur des torches, avant de partir elles ont mis le feu au débris du rancho. — Tableau.)



ACTE V


Tableau IX

La Prison.

Double salon illuminé. — Fleurs, meubles à l’européenne.




Scène I

SHARP, DOÑA ANTONIA, Mexicains, Mexicaines

Au lever du rideau, groupes divers. Tables de jeu, d’autres accoudés causent avec des dames. Sur le devant de la scène, Sharp causant avec Antonia.

Antonia Oui, en vérité, master Sharp, c’est une émotion étrange, que celle que je ressens, c’est tout à la fois de la curiosité et de la terreur… Ici, dans ce salon du palais de Guaymas, la joie ou plutôt la parodie de la joie ; là… dehors… les canons braqués sur les places publiques, cette cour pleine