Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/23

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Sharp Lui seul, sans doute, ne l’ignore pas.

Doña Rédemption Il doit y avoir la main d’une femme là-dessous.

Horace, levant la tête. Ah ! vous parliez de mon aventure d’Hermosillo et vous disiez : il doit y avoir la main d’une femme, vous disiez vrai ! C’est, à cette heure, le seul souvenir qui m’attriste. Quand ma pensée se reporte vers le passé, je ne vois que des images de femmes pieuses, bonnes, consolatrices, aimantes… Ma mère, d’abord, puis ma vieille nourrice ; ma sœur, frêle enfant blonde et rieuse, d’autres encore… une seule… Ah ! une seule, fait ombre au tableau… car celle-là n’a su aimer que comme les autres haïssent… ! — Mais laissons cela… Voilà mon sonnet, veuillez le parcourir d’un œil charitable, et comme on dit en Espagne, à la fin de la pièce, excusez les fautes de l’auteur.

Doña Rédemption, lisant, et s’attendrissant à mesure qu’elle lit.

 
J’ai vu dans vos grands yeux une larme reluire
Et c’est sur mon destin que vous avez pleuré !
Vous êtes belle et bonne et c’est par un sourire
À l’heure du trépas que je vous saluerai.

Allez ! la mort est douce à celui qui peut dire :
Lorsque je fis le mal c’est que je l’ignorai ;
Au livre de ma vie on pourra, sans peur, lire
La page où je naquis et celle où je mourrai.

Horace Vous êtes émue ; permettez, señora :

 
Puisqu’à l’aube prochaine il faudra que je meure
je ne puis vous donner qu’une amitié d’une heure
Mais les plus courts bonheurs ne sont pas les moins doux ;

Mon âme emportera trois noms chers sur son aile,
Le vôtre — avec les noms de ma mère — et de celle
Dont pour l’éternité Dieu me fera l’époux !

Doña Rédemption Hélas ! comment vous remercîrais-je dans une aussi triste circonstance ?

Horace Comment, señora ? c’est très-facile ! Depuis l’aventure de la princesse Marguerite et d’Alain Chartier, il est un trésor inestimable avec lequel on paye les poëtes en France. C’est le baiser d’une jolie femme.

Doña Rédemption, s’avançant après hésitation, embrassant au front. Ah ! monsieur le comte !

Horace Une larme !… un baiser… me voilà payé deux fois… (Conduisant doña Rédemption sur un divan.) Remettez-vous, señora ! Mesdames, je suis vraiment honteux de la piteuse réception que je vous fais. J’ai reçu tant de marques de sympathie, depuis que je suis… descendu à l’hôtel du gouvernement… que, ma foi… désespérant de m’acquitter en détail, vis-à-vis de toutes les personnes qui m’ont témoigné de l’intérêt, j’ai pris le parti de les réunir toutes, afin d’exprimer à toutes combien je suis touché de l’honneur qu’elles ont bien voulu me faire…



Scène III

Les Mêmes, YYON, CARMEN, voilée.

Yvon, annonçant. La señora Guerrero, femme du gouverneur général de la Sonore ! (Étonnement général.)

Antonia Guerrero marié !… aurait-il fini par épouser sa nièce.

Horace, mettant la main sur son cœur. Angela !… — fais entrer. (Paraît Carmen qui lève son voile.)

Carmen Monsieur le comte, le conseil de guerre a prononcé son jugement, vous êtes condamné à mort. (Doña Rédemption baisse la tête, tous sont émus.)

Horace Je songeais à vous, madame.

Carmen Demain matin vous devez être fusillé sur la plage de Guaymas.

Horace Je vous pardonne la première nouvelle que vous m’apportez, et je vous remercie de la seconde. Toute autre mort que celle d’un soldat m’eût semblé indigne d’un gentilhomme.

Carmen Maintenant, j’ai à vous parler de la part de… mon mari.

Horace Asseyez-vous.

Doña Rédemption Cette femme me fait horreur !

Horace Mesdames, recevez l’expression de ma profonde reconnaissance… Messieurs, au revoir, demain sur la plage de Guaymas, je vous ferai mes adieux ! (Tous sortent lentement et tristement.)



Scène IV

HORACE, CARMEN.

(Horace vient lentement se placer devant Carmen, ils se regardent longuement.)

Carmen, se levant et lui tendant un papier. Vous êtes libre.

Horace Ma grâce ? Je n’en veux pas !

Carmen Ce n’est ni votre grâce, ni votre acquittement, c’est la liberté. Tigrero, de Sauves, Pierre, Simon, d’autres encore de vos compagnons sont là… Les barreaux de cette fenêtre sont sciés. Aussitôt la nuit venue, un fil de soie vous sera lancé, une échelle de corde au bout, et une barque tout appareillée vous attend de l’autre côté du môle.

Horace Je vous remercie, madame, mais je vous l’ai dit : je refuse.

Carmen Vous remarquerez, monsieur, que je ne vous supplie pas. Mes prières iraient peut-être contre le but de cette entrevue, mais je vous donnerai pour combattre votre refus des raisons concluantes. Je comprends que vous repoussiez toute grâce, mais fuir, c’est rejoindre vos compagnons, c’est recommencer, c’est lutter encore ; fuir, c’est faire acte de votre volonté, c’est vous défendre, c’est vous relever de votre chute, c’est ressaisir votre épée. Entre la fuite et la mort, je ne crois pas que le choix soit possible, car c’est la mort qui serait une lâcheté !

Horace, bas et d’une voix sourde. Et vous êtes la femme de ce misérable !

Carmen Vous avez cru, il y a huit jours, sauver Angela au rancho de la forêt des chênes, vous vous êtes trompé ! De Sauves, à cinq minutes de là, tombait dans une embuscade et Angela disparaissait de nouveau aux mains de Guerrero !

Horace Grand Dieu ! Angela !

Carmen Toutes mes recherches furent inutiles… Angela, peut-être, avait été livrée à quelque tribu errante d’Indiens Comanches ou jetée dans quelque mystérieux couvent.

Horace Ah ! je vais donc mourir en désespéré !

Carmen Le lendemain, je vis Guerrero… Par la mort récente de mon oncle d’Aguilar je suis maîtresse de ma fortune, je la lui ai offerte, ainsi que ma main, en échange de votre vie et de la liberté d’Angela.

Horace Vous, Carmen !

Carmen Une heure après, un prêtre avait consacré cette union, tout était prêt pour votre fuite, et voici l’écrit que me remettait pour vous mon… mari. (Horace prend récrit.)

Horace, lisant. « Je déclare me dessaisir de tous mes droits sur doña Angela de Torrès, ma nièce et ma pupille, et j’autorise M. le comte d’Armançay, son fiancé, à la retirer du couvent de Dames de la Merci, aux mains desquelles je l’avais confiée. » (Parlé.) Angela me serait rendue !

Carmen Raison de plus pour être libre, monsieur le comte !

Horace Ah ! Carmen, quelle femme êtes-vous donc !

Carmen Ah ! j’oubliais. Les sentinelles qui veillent sous vos fenêtres sont gagnées, leur cri sera le signal.

Horace Carmen ! vous ne répondez pas ?

Carmen Si ! je vais vous répondre. Vous souvenez-vous du jour de votre depart de Paris ! C’était moi qui vous disais : Au revoir ! Vous me répondîtes : Adieu ! Aujourd’hui, c’est le contraire. C’est moi qui vous dis… pour jamais… (avec émotion.) pour jamais… Adieu !

Horace Madame !

Carmen, froidement. Monsieur le comte d’Armançay, adieu ! (Elle baisse sa mantille et sort.)



Scène V

Horace, seul Pauvre Carmen !… ah ! qui sondera jamais le cœur d’une femme, et dans ce cœur où se déballent tant de courants contraires, qui saura jamais distinguer le bien du mal, le crime de l’héroïsme, le vice de la vertu ! (Il jette les yeux sur la fenêtre) La fuite !… Là, devant moi, l’espace… la mer… la liberté et Angela ! Angela, ma bien-aimée, Angela libre d’elle-même, oh ! que le temps va me sembler long ! — On vient !

Le geôlier Entrez, ma sœur.



Scène VI

HORACE, ANGELA.

Horace Une sœur, une religieuse !

Angela C’est moi, Horace !

Horace Angela ! vous ! vous ici ! Ah ! tous les bonheurs m’accablent en même temps.